"Cette cicatrice ne nous quittera pas" : en Israël, le syndrome de la guerre perpétuelle
Tout près, l’artillerie israélienne se déchaîne. Toutes les trois ou quatre minutes, une explosion. Il est presque midi, une journée banale dans le sud d’Israël, à quelques mètres de la bande de Gaza sur laquelle Tsahal continue de s’acharner. "Et encore, c’est plutôt calme à cette heure-ci, nous indique une habitante. Le soir, ils tirent en continu."
Sous un soleil de plomb, le capitaine Adam Ittah se promène le long d’un mur de voitures israéliennes calcinées. 1 650 véhicules entassés dans une montagne de douleur, qui rappelle immédiatement le souvenir des milliers de chaussures empilées dans le camp de la mort d’Auschwitz. A 42 ans, ce responsable marketing dans une start-up pensait sa carrière militaire derrière lui. Mais le 7 octobre 2023, il a repris du service, comme des centaines de milliers d’Israéliens.
Sa première mission : collecter les centaines de véhicules abandonnés, abîmés, brûlés par l’attaque terroriste du Hamas dans cette région du Negev. Avant de les déplacer et de les rassembler dans ce lieu funeste, il a fallu les fouiller, à la recherche de pièges, d’explosifs, mais surtout de cadavres, ou plutôt de morceaux d’ADN, tant la violence s’est déchaînée ce jour-là. Adam Ittah égrène les histoires d’horreur, comme celle de cette ambulance carbonisée, dans laquelle le sang de dix-huit personnes a été retrouvé : au festival de musique Nova, des jeunes se sont réfugiés à l’intérieur, avant que les terroristes ne criblent le véhicule de balles d’AK-47, lancent une grenade à l’intérieur puis l’explosent au lance-roquettes.
"Ce matin-là, 5 600 terroristes se sont levés à l’aube avec l’objectif commun de commettre un massacre en Israël : pour moi, c’était la plus grande mission suicide de toute l’histoire de l’humanité", tranche le militaire en cherchant ses mots et ses émotions. Ce père de deux jeunes garçons défend l’action d’Israël à Gaza et balaie le procès en inhumanité de ses troupes. Dans son discours, la compassion voyage à sens unique. "Le 7 octobre 2023, nous avons échoué en tant que pays et en tant qu’armée, nous n’avons pas su protéger les nôtres. Nous ne pouvons pas laisser vivre à nos côtés des gens qui pensent que le fait de tuer des juifs vous envoie au paradis. Cette cicatrice ne nous quittera pas, avec sa leçon éternelle : plus jamais."

Plus jamais. Ces deux mots reviennent comme un mantra à travers Israël. Le 7-Octobre a fait basculer tout un pays dans une autre dimension : celle de la peur dévorante, de la violence comme remède aux menaces et d’une obsession existentielle pour la sécurité. Pour le reste de la planète, l’attaque du Hamas s’est produite il y a près de deux ans. Pour Israël, le temps s’est figé au 7 octobre 2023.
Ce traumatisme n’a pas pour autant plongé l’Etat hébreu dans la paralysie. Dans l’urgence, la société israélienne s’est durcie, ses bras armés ont frappé : à Gaza bien sûr, mais aussi au Liban, en Syrie, en Iran, en Cisjordanie, au Yémen… Des guerres menées sur six fronts simultanés, par un pays de moins de 10 millions d’habitants. "Le 7 octobre 2023, nous étions comme un animal blessé dans la nature sauvage : les autres sentaient l’odeur du sang, les vautours se rapprochaient autour de nous, raconte un haut fonctionnaire de l’Etat hébreu, proche du Premier ministre Benyamin Netanyahou. Nous étions dos au mur, nous avons sacrifié notre image, mais sinon nous étions morts. L’énorme erreur qui nous a amenés au 7-Octobre était de penser que nous pouvions tolérer une menace embryonnaire et que nous serions capables de nous en occuper en temps voulu… C’était de l’arrogance israélienne." En coulisses, la devise de l’Etat d’Israël a changé. Du poétique "Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve" du père du sionisme Theodor Herzl (1860-1904), les dirigeants actuels sont passés à : "La sécurité, partout, à tout prix".
Devant des ruines : "Ça, c’est un village libanais comme on les aime"
Dans le nord d’Israël, en cet été 2025, des touristes en sandales côtoient les bataillons de militaires près de la frontière. Des cars de retraités israéliens venus admirer la vue dégagée sur le Liban, ses vallées bucoliques et ses collines verdoyantes. Venus contempler, aussi, les ravages causés par la guerre chez l’ennemi. De l’autre côté du mur de la frontière, des ruines s’étendent sur plusieurs dizaines de mètres, juste en face du village israélien de Metoula.
Kfar Kila, commune à majorité musulmane chiite, a été rasée par l’armée israélienne pendant les combats, dynamitée par les soldats avant leur retrait, en début d’année. "Ça, c’est un village libanais comme on les aime", sourit Henry, un Israélien de Jérusalem venu passer quelques jours de repos avec sa famille dans le Nord. Il y a tout juste un an, il était de l’autre côté de la frontière pour combattre le Hezbollah avec son unité blindée, "mais la plupart des combattants avaient déjà fui quand nous arrivions, ils laissaient seulement quelques hommes en embuscade et se cachaient chez les civils". En fin de quarantaine, réserviste dans l’armée, Henry a repris du service après le 7-Octobre. Dans un terrible chassé-croisé, son fils vient d’être blessé grièvement à Gaza. "Il finira par aller mieux", réussit-il à lâcher, étreint par l’émotion.
Trois explosions, côté libanais, brisent le silence. Presque tous les jours, depuis début juillet, l’aviation israélienne frappe des positions du Hezbollah, alors que le groupe chiite tente de reprendre pied dans le sud du Liban et refuse de déposer les armes. "Aujourd’hui, nous faisons en sorte qu’ils ne reviennent pas, ou alors seulement pour être enterrés", souffle Henry, qui retrouve soudainement le sourire.

Pour sécuriser ses propres frontières, Israël n’hésite plus à franchir celles de ses voisins. Depuis Metoula, on aperçoit un bataillon israélien niché sur une colline, côté libanais : entre 50 et 100 hommes, chargés d’éliminer toute présence dans la zone, puisque chaque être humain s’y trouve considéré a priori comme une menace. Il s’agit d’un des cinq points stratégiques occupés par Tsahal au Liban, sur un territoire étranger souverain. "Nous avons une stratégie très agressive au Liban, reconnaît le colonel de réserve Kobi Marom, spécialiste de la région. Elle a porté ses fruits avec la déroute du Hezbollah et les changements politiques libanais [NDLR : la nomination du président Joseph Aoun, le 9 janvier 2025, après une longue vacance du pouvoir], ce qui entraîne une excellente situation sécuritaire pour Israël." Depuis le cessez-le-feu instauré en novembre dernier, l’Etat libanais tente de reprendre le contrôle du sud du pays et fait en sorte que son armée supplante le Hezbollah. La milice, financée et armée par l’Iran, résiste.
Alors, Tsahal continue de frapper au Liban et de quadriller une partie du pays. "Israël doit tout faire pour que le Hezbollah ne redevienne jamais l’énorme monstre qu’il était le 6 octobre 2023, argumente Sarit Zehavi, directrice de l’Alma Center, un centre de recherche à la frontière Israël-Liban. Le 7-Octobre a montré que les satellites, les drones ou les avions de chasse n’étaient pas suffisants pour sécuriser une frontière : il vous faut des soldats avec des jumelles, et les collines que nous occupons permettent de scruter tout le sud du Liban. A choisir entre respecter le droit international ou rester en vie, je préfère rester en vie."
Bombarder Damas, Téhéran ou Beyrouth : la toute-puissance de l'armée israélienne
Près des cinq points stratégiques au Liban, Tsahal occupe aussi une portion du sud de la Syrie, une "zone tampon" de 5 à 8 kilomètres, et les sommets du mont Hermon, point culminant de la région. "Du haut de ses 2 800 mètres, le mont Hermon nous permet d’avoir un œil sur l’ensemble du Liban et sur tous les environs de Damas, savoure le colonel Marom, en nous indiquant les positions des bataillons israéliens sur les flancs de montagne, côté libanais et syrien. Vous pouvez tout entendre, tout voir. Pour le renseignement, il s’agit d’un avantage exceptionnel."
En Syrie, la chute de Bachar el-Assad en décembre dernier, remplacé par Ahmed al-Charaa, a créé à la fois de nouvelles menaces et des opportunités pour Israël : elle a éliminé un pion essentiel de l’ennemi iranien dans la région, mais place à ses frontières un pays dirigé par des islamistes, dont certains issus de groupes terroristes. D’où l’occupation de la "zone tampon" au sud de la Syrie et les bombardements qui ont détruit 80 % du matériel de l’armée régulière syrienne en début d’année. "Le 7-Octobre a chamboulé notre manière de percevoir nos voisins, analyse un conseiller de Netanyahou. Ce n’est plus le même Israël, nous allons bien plus loin pour notre sécurité que nous ne l’aurions jamais imaginé : il y a deux ans, aucun d’entre nous n’aurait évoqué la possibilité de bombarder Damas et pourtant, aujourd’hui, nous le faisons sans problème [NDLR : le 16 juillet, l’armée israélienne a frappé le ministère de la Défense syrien pour protester contre l’intervention de ses troupes dans la province druze de Soueida]."
Frapper Damas et Téhéran, occuper toute la bande de Gaza ou maintenir des forces au sud Liban : l’objectif n’est plus seulement la sécurité d’Israël, il est aussi de donner une impression de sécurité aux Israéliens. "Pour ceux qui sont revenus vivre près de la frontière, il est indispensable, psychologiquement, de savoir que le Hezbollah ne revient pas les menacer, avance Sarit Zehavi, dont la terrasse donne sur le sud du Liban. Quand ils ouvrent leur fenêtre et qu’ils voient le drapeau israélien flotter sur ces collines, côté libanais, les gens d’ici se sentent en sécurité. De mon côté, je dors mieux le soir."
Le cœur de ce réacteur sécuritaire se trouve à Kirya, le Pentagone israélien, situé à quelques mètres de la place des otages de Tel-Aviv. Ici, dès 7 heures du matin, des centaines de jeunes Israéliens se pressent dans leur uniforme marron délavé pour prendre leur poste. Un haut gradé nous accueille dans le bâtiment Yitzhak Rabin, Premier ministre assassiné par un extrémiste israélien en 1995 pour avoir signé les accords d’Oslo avec l’Autorité palestinienne et symbole d’un espoir de cohabitation entre les deux peuples. Trente ans après sa mort, le ton a changé au sein de l’establishment israélien. "Soyons clairs, les massacres du 7-Octobre hantent ces murs, le traumatisme est toujours là", introduit ce haut gradé, dont cinq hommes ont été tués par le Hamas et un autre reste détenu en otage à Gaza.
Afin de nous faire comprendre l’état d’esprit dans lequel se trouvent ses troupes, ce général raconte une histoire aussi glaçante que révélatrice. Celle d’une soldate que nous appellerons Mazal : le 7 octobre 2023, elle se trouvait dans une base de Tsahal à la frontière avec la bande de Gaza. Son bâtiment est pris d’assaut par le Hamas, qui submerge rapidement les quelques militaires présents sur place. Mazal se cache sous un lit, dans une chambre, avec son fusil. Un membre du Hamas voit le bout de son arme dépasser de sa cachette, il l’agrippe et attrape la soldate, encerclée par sept terroristes. D’après le haut gradé, les hommes du Hamas obligent Mazal à se déshabiller, puis à se pencher en avant. Elle pense alors qu’elle va être violée, mais des coups de feu retentissent à l’extérieur. Les terroristes s’en vont, persuadés d’avoir affaire aux renforts israéliens, alors qu’il s’agissait en réalité d’autres militants du Hamas. Mazal en profite pour s’échapper et trouve une autre cachette, dans laquelle elle restera prostrée plusieurs heures avant l’arrivée des secours israéliens. "Aujourd’hui, Mazal gère les opérations humanitaires à Gaza", conclut le général israélien dans un regard de défi. Avec une question en suspens : comment peut-elle, après ce traumatisme, prendre soin de la population civile ennemie ?
Les civils gazaouis, sujet annexe dans la lutte à mort contre le Hamas
Gaza, ses plus de 60 000 morts d’après le Hamas (chiffre jugé crédible par les organisations internationales), son territoire rasé, sa situation humanitaire catastrophique. Depuis les kibboutzim attaqués le 7 octobre 2023, la vue sur l’enclave palestinienne est dégagée : plus aucun bâtiment ne dépasse, ne reste qu’un voile de fumée grise qui recouvre un champ de ruines. 2 millions de personnes vivent dans cet enfer, malgré tout. "Nous ne sommes pas dans une guerre de revanche, mais de nombreux civils palestiniens ont participé aux massacres, aux viols ou les ont célébrés", nous répond-on inlassablement dans les cercles de décideurs israéliens. Aucun responsable interrogé ne conteste la situation tragique dans l’enclave palestinienne, après deux ans de guerre et avec une aide humanitaire qui arrive au compte-goutte. Ils nient cependant toute famine, nettoyage ethnique ou intention génocidaire. "Comment imaginer qu’Israël, seule démocratie du Moyen-Orient, avec son histoire, puisse faire cela à des bébés…", fait ainsi mine de s’interroger un général.
Dans les conversations, le sort des 2 millions de civils palestiniens n’est que rarement abordé, sujet annexe dans une quête principale : éliminer le Hamas et ramener les otages israéliens. "Aujourd’hui en Israël, si vous parlez de faire la paix avec les Palestiniens, les gens vous regardent comme un ovni", résume la sondeuse Dahlia Scheindlin, grande spécialiste de l’opinion publique israélienne. A présent, la paix n’est plus synonyme de sécurité.

Face à cette opinion publique encore traumatisée, le gouvernement actuel fonce : le cabinet de Netanyahou tord le bras de Tsahal pour occuper militairement l’ensemble de la bande de Gaza et certains ministres appellent de plus en plus ouvertement à "l’exil volontaire" des Palestiniens de l’enclave. Un cabinet de conseil américain aurait ainsi présenté un plan pour "relocaliser" les Gazaouis en Somalie et au Somaliland, selon le Financial Times. "En Israël, on a tendance à beaucoup entendre les gens qui hurlent 'Tuez tous les Arabes', mais ils ne sont ni Premier ministre, ni ministre de la Défense, ce ne sont pas eux qui prennent les décisions, assure un haut gradé israélien, remonté que Tsahal soit associée à ces appels au nettoyage ethnique. Notre occupation du terrain à Gaza a uniquement un objectif militaire contre le Hamas."
A Gaza, comme au Liban ou en Syrie, le gouvernement israélien a fait le choix de la guerre pour assurer la sécurité de ses citoyens, au moins à court terme. Pourtant, sur le long terme, les conséquences de cette politique donnent le vertige. "En tant qu’Israélien, ma préoccupation première concerne les otages, ma famille et nos troupes, explique ainsi Nimrod Novik, ancien conseiller diplomatique du Premier ministre Shimon Peres. Je ne peux toutefois éprouver que de la honte quand je vois ce qui est fait en mon nom à Gaza, cette guerre sans fin et ses conséquences dévastatrices pour les civils… Ces images vont affecter profondément les jeunes générations des pays arabes voisins, dont les leaders craignent déjà les effets de leur radicalisation."
Ces dernières semaines, des manifestations ont visé le pouvoir en Egypte, accusé d’être complice des crimes commis à Gaza. De même en Jordanie, où la monarchie a dû interdire la confrérie des Frères musulmans, proche du Hamas et source d’une révolte potentielle. Comme les prémices d’une guerre perpétuelle, qu’Israël devra encore mener.
© afp.com/-