Dame Steve
Entrepreneure britannique engagée dans la défense de la place des femmes dans l’industrie technologique, philanthrope, Dame Stephanie Shirley est décédée à 91 ans.
Il faut quelquefois faire preuve de créativité pour se créer une place dans l’écosystème technologique. Dans les années 1960, Stephanie Shirley s’est faite appeler Steve pour que ses interlocuteurs la prennent au sérieux. Décédée le 9 août 2025 en Angleterre, à l’âge de 91 ans, cette informaticienne et femme d’affaires a été une précurseuse de la défense de la place des femmes dans l’industrie numérique.
En 1962, alors que les femmes britanniques ne pouvaient ni travailler à la Bourse ni conduire de bus, et que les françaises n’avaient toujours pas accès à des comptes bancaires, Stephanie Shirley créait sa société de programmation logicielle, Freelance Programmers.
Freelance, flexible and free programmers
À Dortmund, en 1933, Stephanie Shirley naît sous le nom de Vera Buchthal. Fuyant le régime nazi vers l’Autriche, Vera et sa sœur aînée Renate sont placées dans un train pour Londres depuis Vienne. Ensemble, elles feront partie des 10 000 enfants principalement Juifs sauvés des territoires nazis par ce système de Kindentransport (transport d’enfants).
Si leurs parents sont parvenus à les rejoindre, leur relation est restée endommagée par la guerre, et Vera s’est surtout liée avec sa famille adoptive. À 18 ans, celle qui remercie régulièrement son pays d’adoption de lui avoir donné « une vie qui valait d’être sauvée » prend la citoyenneté britannique et le nom de Stephanie Brook.
Alors qu’elle montre des aptitudes pour les mathématiques, l’école de filles qu’elle fréquente ne lui permet pas de les étudier plus avant. Elle obtient donc une bourse pour assister aux cours dispensés à l’école de garçon locale. Au fil des ans, elle obtient un diplôme de mathématiques puis passe dix-huit mois à construire un ordinateur pour une petite société britannique.
Lassée de se heurter à l’indifférence pour ses propositions, Stephanie Shirley lance en 1962 sa propre activité, dans son salon. Sa mise de départ s’élève à 6 livres, soit l’équivalent de 113 livres (130 euros) aujourd’hui. Son projet, novateur pour l’époque : permettre à des femmes qui avaient quitté l’industrie au moment de leur mariage ou de la naissance de leur premier enfant de reprendre le travail, comme elle l’explique dans une conférence TED de 2015.
Pour ce faire, Stéphanie Shirley leur permet de travailler de chez elle et à temps partiel. « Avez-vous accès à un téléphone ? », demande-t-elle à chacune des aspirantes programmeuses qui candidatent pour la rejoindre.
Du côté des clients, elle facture au forfait. Et lorsque Freelance Programmers est renommé F International, puis F1 (avant de devenir Xansa), le F n’évoque plus simplement le fait d’être Freelance, mais aussi la flexibilité, et la liberté (freedom), rapporte le New-York Times.
Steve, le pied dans la porte
Tout n’est pas simple pour autant. « À l’époque, les logiciels étaient cédés gratuitement avec le hardware », raconte-t-elle sur la scène de sa conférence TED. Au-delà du défi économique, quantité de ses propositions d’affaires, signées Stephanie Shirley, ne reçoivent aucune réponse. Lorsque son mari Derek Sherley, qu’elle a épousé en 1959, lui suggère de signer Steve au lieu de Stephanie, les potentiels clients lui accordent de plus en plus régulièrement des entretiens, et ne réalisent leur méprise que le jour J.
L’astuce fonctionne suffisamment pour pousser l’entrepreneure à recruter de plus en plus régulièrement. Sur ses 300 premiers employés, 297 sont des femmes. Ensemble, ces équipes construiront les logiciels dédiés à la boîte noire des avions Concorde, des produits dédiés à la planification horaire de bus et de trains de marchandises, et d’autres protocoles logiciels dont certains seront finalement adoptés par l’OTAN.
En 1975, une nouvelle loi anti-discrimination pousse Stephanie Shirley à employer autant d’hommes que de femmes. 16 ans plus tard, alors qu’elle restructure son entreprise, elle déclare avoir cédé un quart des parts de la société à ses employés et permis à 70 d’entre elles de devenir millionnaires. En 1996, rapporte the Guardian, alors que l’entreprise est cotée en bourse, elle se retrouve elle-même suffisamment fortunée pour se lancer une collection d’art – qu’elle cédera plus tard à des œuvres de charité – et se lancer dans la philhanthrophie.
En 2000, Stephanie Shirley est nommée Dame Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique (Dame est l’équivalent masculin de Lord). Elle évoquait ouvertement les difficultés de son mari et elle à s’occuper de leur fils Giles, né en 1960, autiste et victimes de crises handicapantes d’épilepsie. Ce dernier est décédé à l’âge de 35 ans.
Après sa retraite, l’entrepreneure a dédié une large part de son temps à diverses œuvres caritatives. Sur son site web, Stephanie Shirley indique avoir donné près de 70 millions de livres à des causes liées à l’autisme ou à l’informatique.
De ses propres mots, Dame Stephanie Shirley est de la génération qui s’est battue pour permettre aux femmes de travailler et d’obtenir des salaires égaux à ceux de leurs collègues masculins. Dans l’industrie technologique comme dans le monde de l’entrepreneuriat, il reste du chemin à parcourir : dans les années récentes, les témoignages de femmes qui découvrent être brusquement mieux traitées lorsque, par erreur ou par calcul, elles se mettent à signer leurs mails du nom d’un collègue masculin ou d’un fictionnel « Keith Mann », continuent de faire surface.