Après l’Espagne, la tempête Emilia apporte du mauvais temps sur le sud de France

© VALERY HACHE / AFP

© VALERY HACHE / AFP

© THOMAS SAMSON/AFP




Ne parlez pas de mines à Yevgeniy Gusakov. Bientôt quatre ans qu’elles font vivre un enfer à cet agriculteur ukrainien de 49 ans. Ses quelque 250 hectares de terres situés à une cinquantaine de kilomètres du front, non loin de Kupyansk, ont été occupés pendant sept mois par les Russes en 2022, avant d’être libérés par l’armée ukrainienne. Depuis, malgré plusieurs passages des démineurs envoyés par l’Etat, ses champs sont encore truffés d’engins explosifs. En désespoir de cause, après deux ans d’inactivité, le céréalier a décidé de les retirer lui-même. "C’était terrifiant, mais je n’avais pas le choix, car c’est ma seule source de revenu", retrace-t-il d’un ton résolu. Aujourd’hui encore, il continue régulièrement à en retrouver. Son tracteur a même sauté sur l’une d’elles. "Heureusement, personne n’a été blessé", souffle Yevgeniy. Mais le danger demeure bien réel. "J’essaie de ne pas y penser lorsque je travaille au champ."
A l’instar de Yevgeniy, nombre d’agriculteurs ukrainiens sont confrontés au problème des mines et autres munitions explosives enfouies dans le sol. Une menace cruciale pour ce secteur qui fait vivre près de 13 millions de personnes. "L’Ukraine est actuellement le pays le plus miné au monde, devant l’Afghanistan, la Syrie ou le Cambodge, souligne Caitlin Welsh, directrice du Programme mondial pour la sécurité alimentaire et hydrique au Centre d’études stratégiques et internationales, à Washington. Selon les estimations, le déminage pourrait prendre entre une décennie et un siècle." D’après le gouvernement ukrainien, 139 000 km² sont potentiellement contaminés - soit 23 % du territoire. Antipersonnelles ou antichars, la plupart des mines ont été déposées par les Russes. Parmi les engins les plus redoutables pour en inonder à échelle industrielle les champs ukrainiens, le système "Zemledelie" ("agriculture", en russe), employé dès le début du conflit et capable de recouvrir à distance une surface équivalente à plusieurs terrains de football en seulement quelques minutes.
Pour Vladimir Poutine, l’agriculture, qui représente 10 % du PIB ukrainien, constituait dès le départ une cible prioritaire. "La Russie s’en est délibérément prise à ce secteur pour saper une source majeure de revenus, dont l’Ukraine a cruellement besoin pour financer son effort de guerre, note Caitlin Welsh. L’autre objectif était de faire chuter les exportations ukrainiennes pour les remplacer par des produits russes." Moscou n’a pas fait mystère de ses intentions. Dès avril 2022, l’ancien président et actuel vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, avait publiquement déclaré que l’alimentation constituait "une arme silencieuse" pour la Russie. Un an et demi plus tard, Vladimir Poutine lui-même faisait part de sa volonté de "remplacer les céréales ukrainiennes" par ses propres récoltes auprès des "pays dans le besoin".
Cette utilisation des denrées alimentaires comme une arme est loin d’être inédite dans l’histoire russe, alors que Kiev célébrait fin novembre le 93e anniversaire de l’Holodomor ("extermination par la faim", en ukrainien), une terrible famine orchestrée par Moscou en 1932. "L’Ukraine a toujours été considérée par les dirigeants russes comme un élément central dans la construction de l’Union soviétique, retrace Galia Ackerman, historienne spécialiste de la Russie postsoviétique. Et Staline voulait exterminer toute une couche de la population ukrainienne porteuse de la mémoire nationale, notamment au sein de la paysannerie, pour maintenir le pays sous son joug." Entre 2,6 et 5 millions de personnes seraient mortes dans ce qui reste aujourd’hui le plus grand massacre jamais perpétré contre ce pays. Considérées à l’époque comme le grenier à blé de l’URSS grâce au Tchernoziom ("terre noire", en russe), un sol parmi les plus fertiles du monde, les vastes terres arables ukrainiennes aiguisent toujours l’appétit du Kremlin. "Dans son projet de domination de l’Ukraine, elles font partie des actifs clés sur lesquels Poutine veut mettre la main", abonde Galia Ackerman.
Dans les territoires occupés, le pillage a d’ores et déjà commencé. Fin octobre, le procureur général ukrainien a accusé la Russie du vol de plus de 4 millions de tonnes de céréales, exportées ensuite sous couvert de "marchandises russes" vers la Syrie, l’Égypte, la Turquie, le Liban et d’autres pays - soit un possible crime de guerre. En parallèle, le contrôle de toute une partie de son territoire par Moscou a privé l’Ukraine d’une part importante de ses terres exploitables. Entre 2021 et 2025, le nombre d’hectares cultivés a baissé de 40 % pour l’orge, de 25 % pour le blé et de 21 % pour les graines de tournesol. Malgré tout, l’agriculture ukrainienne a échappé au pire. "La fermeture de la mer Noire au début du conflit a failli condamner tout le secteur en le privant de débouchés, rappelle Carlos de Cordoue, le directeur général du Crédit agricole Ukraine. Mais l’Ukraine a réussi à ouvrir un couloir de navigation et à retrouver une capacité d’exportation quasi-normale."
Les défis auxquels sont confrontés les agriculteurs ukrainiens n’en restent pas moins nombreux. "Il est difficile de trouver un pan de l’agriculture ukrainienne qui n’ait pas été affecté par la guerre de manière très directe et intentionnelle", jauge Caitlin Welsh. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), environ 23 % des entreprises agraires situées dans les régions bordant le front ont signalé des destructions de matériel au cours du conflit. Et 30 % ont été contraintes de réduire la taille de leurs cultures face à l’insécurité ou la contamination de leurs terrains par des explosifs. "Le plus gros des destructions s’est concentré dans les zones qui ont été temporairement occupées par les Russes en 2022, ainsi que dans les oblasts situés à proximité des lignes de front dans l’est et le sud du pays", détaille Tiphaine Lucas, cheffe du programme action anti-mines et réhabilitation des terres pour la FAO en Ukraine. Au total, environ 30 % des capacités agricoles de l’Ukraine ont été détruites et 20 % des surfaces restent sous occupation, selon le ministère de l’Agriculture.
Dans de nombreuses fermes, les conséquences s’en font durement ressentir. Mykola Ivanovych, qui du haut de ses 65 ans, était à la tête d’une exploitation florissante de 750 hectares non loin d’Izioum, dans la région de Kharkiv, a tout perdu au déclenchement des combats. "Lorsque les Russes sont arrivés dans mon village, j’ai tout abandonné pour fuir avec ma famille en Pologne, se souvient-il, amer. A mon retour en septembre 2022, après la libération de la région par l’armée ukrainienne, tout avait disparu. Les moissonneuses-batteuses ont été volées, les entrepôts de stockage détruits et les semences de blé et de tournesol carbonisées dans des bombardements…" Au total, les dégâts se chiffrent à plus de 4 millions de dollars. Toute une vie de labeur partie en fumée pour cet agriculteur qui avait commencé à travailler dans les champs en 1979. Pis, incapable de rembourser un prêt qu’il avait contracté peu avant le début du conflit, ses comptes bancaires ont été gelés, l’empêchant de reprendre toute activité. "Pourtant, je ne suis pas responsable de cette guerre, ni des destructions, déplore Mykola, à court d’options. Et il m’est impossible d’aller dans un endroit plus sûr pour tout recommencer puisque je n’ai pas d’argent pour acheter ou louer un nouveau terrain." D’après le dernier rapport annuel de la Banque Mondiale sur l’évaluation des dégâts liés au conflit, les destructions subies par le secteur agricole ukrainien s’élèvent au moins à 11,2 milliards de dollars, en hausse de près de 10 % sur un an.
S’y ajoutent 72,7 milliards de dollars de pertes cumulées avec la baisse de production annuelle, les coûts de remise en état des terres ou encore la hausse du prix des intrants. "Le cours des engrais a bondi de 45 % et celui du carburant de 70 % par rapport aux prix d’avant-guerre, abonde Tiphaine Lucas. In fine, cela se répercute de manière significative sur les coûts de production." Près d’une exploitation sur deux a fait état d’une baisse de ses revenus l’an dernier et neuf sur dix d’une augmentation de leurs frais. La destruction du barrage de Kakhovka en juin 2023 a constitué une épreuve supplémentaire dans les régions du sud. Dans les oblasts (régions) de Zaporijia, Kherson et Dnipropetrovsk, qui dépendaient principalement de cette infrastructure pour leur approvisionnement en eau, la superficie des terres irriguées a chuté de 95 %, passant de 340 500 hectares en 2021 à seulement… 15 000, deux ans plus tard. "Le problème, c’est que la remise en état des infrastructures d’irrigation représente des investissements importants et que le budget de l’Etat est limité", pointe Carlos de Cordoue. Résultat, dans la région de Kherson, les autorités locales ont déclaré cet été la perte de 100 000 hectares de cultures à cause de la sécheresse.

Par-delà les pertes matérielles, l’Ukraine manque aussi de bras pour faire tourner ses exploitations dans un contexte où près d’un million de personnes sont mobilisées sous les drapeaux et que sept autres millions ont fui à l’étranger. Le déficit de main-d’œuvre de 10 % qui existait déjà dans le secteur avant le début de la guerre s’est aggravé. Et a même atteint 30 % cet été. "Les périodes de récoltes, où il y a de gros besoins de main-d’œuvre, sont compliquées, confirme Carlos de Cordoue. Même si le secteur s’est beaucoup automatisé pour tenter de compenser, cela reste un sujet préoccupant pour l’avenir." Surtout dans les exploitations les plus proches du front. En septembre dernier, l’histoire d’Oleksandr Hordienko a suscité l’émoi dans le pays. Agriculteur dans la région de Kherson, ce colosse de 58 ans avait fait les gros titres de la presse ukrainienne. Équipé d’un fusil et de deux brouilleurs, il avait fait une chasse impitoyable aux drones russes. Tué par l’un d’eux sur son exploitation, il a reçu la médaille de "héros de l’Ukraine" à titre posthume deux mois plus tard - la plus haute distinction décernée par la présidence. "Même à une quarantaine de kilomètres des lignes de front, ils restent vulnérables aux attaques", appuie Tiphaine Lucas. Dès 2014, lors de l’invasion du Donbass par des séparatistes prorusses épaulés par des forces de Moscou, Serhiy en a fait la terrible expérience après avoir été grièvement blessé par une mine sur son champ dans la région de Donetsk. "L’une de mes jambes a été arrachée et j’ai failli perdre l’autre, se rappelle avec douleur ce miraculé aujourd’hui âgé de 57 ans. Je n’ai survécu que grâce à l’aide de mes proches qui sont venus me porter les premiers secours et m’amener à l’hôpital."
Contraint d’abandonner son activité, il a enchaîné les mois de rééducation avant de déménager à Kharkiv, puis à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Après des années d’errance médicale, c’est dans cette ville qu’il a découvert l’existence de Superhuman, un centre de réhabilitation qui propose gratuitement des soins, du matériel et un soutien psychologique aux blessés de guerre, qu’ils soient civils ou militaires. "J’ai été pris en charge et cela a complètement changé ma vie, se souvient-il. J’ai obtenu une nouvelle prothèse et je peux maintenant recommencer à faire du sport, et même courir." Mais aussi à se projeter. Suivi par une équipe de réinsertion sociale de l’établissement, il est aujourd’hui accompagné pour retrouver un travail - loin des champs, cette fois. "On compte actuellement 86 000 personnes amputées à travers l’Ukraine, et nous allons malheureusement continuer de voir ce type de blessures pendant de nombreuses années, déplore Eddy Scott, un Britannique de 29 ans qui travaille aujourd’hui pour cette structure, après avoir lui-même perdu sa jambe et son bras gauche dans une attaque de drone lors d’une mission humanitaire à Pokrovsk. Les agriculteurs sont particulièrement en danger, car beaucoup de munitions envoyées par les Russes n’explosent pas en tombant au sol."
Sur les 1 330 civils blessés par des mines ou des débris explosifs depuis le début du conflit, 243 sont des agriculteurs - soit près d’une personne sur cinq. Pour accélérer le nettoyage des sols, l’Ukraine a renforcé ses capacités avec l’acquisition de plusieurs centaines et véhicules et engins de déminages, ou encore 32 drones aériens pour améliorer la détection. D’autres solutions innovantes voient également le jour. Dès 2024, l’entreprise Rovertech a dévoilé les premiers exemplaires de son robot démineur "Zmiy" ("serpent", en ukrainien), conçu pour prendre le relais des démineurs traditionnels dans les zones très risquées. Mais la tâche reste considérable.
Selon la Banque mondiale, le déminage des sols demandera un investissement de près de 30 milliards de dollars. L’enjeu fait partie des priorités du gouvernement ukrainien pour relancer son secteur agricole. Dans sa stratégie nationale de lutte contre les mines, il s’est ainsi fixé pour objectif de déminer 80 % des territoires touchés d’ici à 2033. Pour Yevgeniy Gusakov, dont les terres restent constellées d’engins explosifs, le plus tôt sera le mieux. "J’espère pouvoir un jour reprendre mon travail normalement, glisse le fermier. Mais avant cela, que l’Ukraine sortira victorieuse de cette guerre."

© NurPhoto via AFP

© Mark Baker / AP


© Sarah Meyssonnier / REUTERS

© Yoruk Isik/REUTERS

© Juan Gonzalez / REUTERS

© Esteban Felix / AP


© Dessin de Falco, Cuba

© AFP PHOTO/ HO/ Presse- und Informationsamt der Bundesregierung

© Evgeniy Maloletka / AP

© ANTHONY WALLACE / AFP

© Desmond Boylan

© GUIDO BERGMANN/presse du gouvernement allemand via AFP
