L’Asie, centre de gravité mondial du charbon

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Depuis quelques mois, les soldats ukrainiens sur le front observent un comportement nouveau des drones Shahed. Ces engins, utilisés en quantité par les Russes pour viser des cibles situées derrière les lignes de front, réalisent des manœuvres pour échapper aux drones intercepteurs ukrainiens. "Les Russes ont installé des caméras à l’arrière des Shahed, et grâce à ça, ils ont appris à nous éviter", indique Hadrien Canter. Pour ce Français, fondateur de l’entreprise Alta Ares, spécialisée dans le développement d’IA de défense pour les drones, il n’y a pas de doute possible. "Ces Shahed font des manœuvres et du ciblage qu’ils ne pourraient pas faire sans intelligence artificielle. Heureusement, nous arrivons toujours à les intercepter, même si c’est plus dur", raconte celui qui était encore il y a peu en Ukraine.
L’intelligence artificielle est de plus en plus présente en Ukraine, avec une "robotisation progressive du champ de bataille", comme le résume Hadrien Canter. Très tôt, l’armée de Volodymyr Zelensky a mis en place des outils pour piloter des essaims de drones, faire de la navigation autonome, et analyser des informations récoltées sur le champ de bataille. La coopération entre les forces ukrainiennes et le secteur privé, aussi bien local qu'international, a été documentée en Europe. Du côté de l’armée russe, "l’IA est largement employée par les pilotes, et par les opérateurs de drones", a récemment déclaré à la presse russe l’ancien colonel et observateur militaire Anatoly Matviychuk. L’IA est "également intégrée dans des systèmes de raisonnement logique, ce qui aide à la prise de décision sur le champ de bataille".
Il est cependant plus difficile de cerner avec précision les avancées russes dans le domaine. "L’accès à l’information est compliqué, déjà à cause du secret de l’armée, mais aussi parce qu’il y a beaucoup de propagande étatique", explique Anna Nadibaidze, chercheuse au centre des études militaires de l’université du Danemark du Sud, spécialiste des applications militaires de l’intelligence artificielle. Outre les déclarations politiques invérifiables qui peuvent exagérer les capacités réelles, les questions de performance en IA sur le terrain militaire sont considérées en Russie comme un symbole de pouvoir sur la scène internationale, ce qui alimente la désinformation. Un fait demeure certain : alors que la guerre s’éternise, la maîtrise de cette nouvelle technologie est une question de plus en plus importante pour Moscou.
Les ambitions russes dans le secteur de l’IA militaire ne datent pas d’hier. Dès 2017, Vladimir Poutine avait désigné l’intelligence artificielle comme un secteur d’importance critique, allant jusqu’à déclarer que celui qui maîtriserait cette technologie "maîtriserait le monde". Le président avait notamment dévoilé à ce moment-là une stratégie nationale pour faire de la Russie la puissance majeure de l’IA, rappelle Yannick Harrel, chercheur en cyberstratégie et expert du monde russe. "Dès le départ, le plan avait prévu des milliards de roubles d’investissement, soit près de 400 millions de dollars." Une somme qui peut aujourd’hui sembler dérisoire à l’échelle des Etats-Unis, mais qui était conséquente en Russie, à une époque où le coût du matériel et de l’énergie était bien moindre.
La Russie dispose alors de nombreux avantages dans la course à l’IA. "Il y a toujours eu une excellente formation en mathématiques là-bas", indique Yannick Harrel, ce qui a permis de former de très bons ingénieurs. Preuve de cette excellence, lors des Olympiades scientifiques, ces compétitions mondiales rassemblant les meilleurs cerveaux, les chercheurs russes arrivent régulièrement sur le podium, comme de nombreux compétiteurs des pays de l’ex-URSS. "Les chercheurs soviétiques avaient posé les bases de modélisations très avancées, notamment en mathématiques fondamentales et avec les premiers supercalculateurs", reprend Yannick Harrel. Les universités russes ont ainsi profité de ces savoirs.
Si le plan concerne au début l’IA civile, "il est prévu d’intégrer la technologie dans les secteurs stratégiques — et cela inclut évidemment le militaire", pointe le chercheur. Il est également écrit que le secteur militaro-industriel doit contribuer à supporter l’IA et les nouvelles technologies.
Ainsi, dès le début, Rostec, l’immense conglomérat rassemblant les entreprises de défense russes, dont Kalachnikov, se joint aux efforts de recherche en IA, avec le développement de logiciels et de systèmes autonomes. Le constructeur de missile Kronstadt participe également au programme, notamment pour les drones autonomes. Des instituts de recherche, dont le Advanced Research Foundation (ARF), équivalent russe de la DARPA américaine, ont pour objectif de développer les armes du futur, dont des véhicules sans pilote, des engins hypersoniques et des cyberarmes. On peut aussi compter ERA, "une sorte de mini-ville dédiée aux recherches en technologies militaires, installée en 2018 dans le sud de la Russie, près de Sotchi", ajoute Anna Nadibaidze.
A ces programmes pilotés par l’Etat russe s’ajoutent les efforts venant du secteur privé, menés par Sberbank, plus grande banque russe et investisseur massif dans les nouvelles technologies, et Yandex, équivalent russe de Google. Les deux groupes travaillent depuis le début des années 2010 sur les technologies de machine learning et de réseaux neuronaux, et bénéficient alors de partenariats technologiques prestigieux. Sberbank et Microsoft lancent en 2019 un programme de recherche conjoint en IA et en robotique et Yandex, en partenariat avec l’université de Tel-Aviv, crée un centre de recherche dédié à l’IA en 2018. L’entreprise fait même rouler, dès 2019, ses taxis autonomes dans les rues de Tel-Aviv.
L’année 2022 marque un tournant dans le développement de l’IA russe. Après l’invasion de l’Ukraine, le pays se voit frappé de nombreux embargos. La collaboration scientifique s’arrête brutalement et les entreprises occidentales ont interdiction de vendre leurs puces et certains logiciels à la Russie. Or, le retard que le pays accuse dans ce domaine est criant : alors que les puces les plus puissantes, celles nécessaires pour entraîner les IA, sont gravées en nœud de 2nm, les fonderies russes ne prévoient de produire qu’à partir de 2030 celles en 28nm, d’après les données du Wall Street Journal.
Le pays fait également face à une pénurie de cerveaux, de nombreux chercheurs ayant quitté le pays peu après le début de la guerre. D’après les propres chiffres du ministère du Travail, d’ici 2030, la Russie manquera de plus de 400 000 experts en informatique. Les fonds viennent aussi à manquer : l’ensemble des entreprises russes d’IA n’a reçu que 30 millions de dollars d’investissement en 2025, à des années-lumière des sommes levées aux Etats-Unis, en Chine ou même en Europe.
Malgré tout, le secteur survit. Sberbank a ainsi développé GigaChat, un chatbot conversationnel concurrent de ChatGPT, sorti en avril 2023. Yandex a rendu public quelques semaines plus tard son propre agent conversationnel, YandexGPT, et propose des services de cloud pour entraîner des intelligences artificielles. L’approvisionnement en puces américaines étant impossible, la Russie s’est tournée vers le marché noir, à travers des entreprises écrans au Kazakhstan et utilise des composants et des puces chinoises.
Si l’IA civile est en difficulté, les recherches en IA militaire sont, elles, plus actives que jamais. Dès septembre 2022, le ministère de la Défense lance le "Département de l’intégration de l’intelligence artificielle dans le développement des armements", dont le rôle consiste à rassembler les efforts des entreprises privées en IA et les recherches de l’armée, tout en intégrant les retours des soldats sur le terrain pour créer les armes et les outils les plus appropriés.
Des initiatives civiles par des citoyens russes ont même été lancées pour aider les forces armées. Le "Projet Archangel", l’un des plus grands groupes de volontaires civils russes, dont la mission est de former des pilotes de drones pour l’armée, a ainsi lancé le 11 décembre un appel à contribution pour entraîner des IA. Dans un message Telegram que L’Express a pu consulter, le groupe demande à ses membres de lui fournir des vidéos de drones FPV, quadricoptères ou à voilure fixe dans différentes conditions. Les participants sont appelés à filmer ces engins volant à une distance comprise entre 100 et 500 m, dans un cadre forestier, lors de certains types de manœuvres. Des vidéos filmées de nuit, dans des conditions météorologiques difficiles, ou en vision thermique seraient "particulièrement précieuses" et "chaque vidéo contribue à améliorer la précision du système", encouragent les responsables du projet.
Tous ces efforts portent leurs fruits. Les récents succès de Rubicon, l’unité d’élite de drones, sont "très probablement liés aux efforts du ministère de la Défense, ainsi qu’aux données collectées sur le terrain et aux outils IA certainement utilisés pour les analyser", estime Sam Bendett. Le chercheur, spécialiste des programmes militaires russes et auteur de nombreux rapports sur le sujet, notait dès 2023 qu’un drone "Admiral", capable de transporter deux drones FPV, était prétendument équipé d’un système de contrôle et de vision basé sur de l’IA. Toujours en 2023, la presse russe se vantait du lancement des munitions autonomes Lancet-3, qui utilisaient des réseaux neuronaux pour analyser les images enregistrées en vol afin de détecter les cibles et de réaliser des frappes plus précises.
Plus récemment, un nouveau type de drone a été identifié par les troupes ukrainiennes, le V2U. Bien que l’armée russe n’ait pas officiellement reconnu le drone comme faisant partie de son arsenal, ce dernier "volerait en essaims et aurait des capacités d’intelligence plus développées que les autres drones", ajoute Sam Bendett. Des efforts sont également faits au niveau des drones terrestres. Un des exemples notables est le projet de véhicule autonome Marker, potentiellement capable de traiter en temps réel du langage naturel et de naviguer de manière indépendante dans des zones de combat. Bien que des tests aient été conduits en mars 2023 dans le Donbass, "il n’est pas sûr" que le véhicule soit prêt pour une mise en service, notait Sam Bendett dans un rapport.
Si la progression de Moscou en matière d’équipement se base toujours sur des composants étrangers, le pays brille dans d'autres catégories. "Les Russes ont toujours mis en avant leurs talents et leurs capacités à développer des logiciels plutôt que leur capacité à déployer du matériel, domaine dans lequel la Chine et l’Occident ont jusqu’ici eu beaucoup plus de succès", rappelle Sam Bendett. Grâce aux données qu’ils récupèrent sur le champ de bataille, les ingénieurs militaires russes ont une mine d’or à leur disposition. Les forces de Poutine sont sans doute parmi les mieux préparées à la guerre à l’âge de l’intelligence artificielle, confirment plusieurs experts interrogés. Leur capacité à viser de manière de plus en plus précise des troupes ukrainiennes en est un exemple terrible.
Le retard de l’armée russe dans les équipements robotiques est de plus atténué par l’aide de la Chine. "Au début de l’année 2024, les armées russe et chinoise ont conclu des accords sur l’IA militaire, avec notamment un échange de savoir", explique Sam Bendett. La Chine, qui lorgne sur Taïwan et a déjà menacé d’une opération militaire, a en effet beaucoup de leçons à tirer des opérations russes en Ukraine, "en particulier pour l’analyse de grandes quantités de données provenant du champ de bataille et pour le pilotage de drones en essaim", note le chercheur. Les avancées russes en IA militaire risquent de se décliner demain sur d’autres champs de bataille.

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