Salomé Zourabichvili, la présidente de la Géorgie qui défie Vladimir Poutine
Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L'Express consacre un numéro exceptionnel aux "Visionnaires".
Une ombre s’étend sur la Géorgie, celle d’une Russie plus menaçante que jamais. A Tbilissi, la démocratie se meurt, mais Salomé Zourabichvili poursuit le combat, porte-étendard d’une société civile qui ne veut pas abdiquer devant un pouvoir qu’elle ne reconnaît pas. Elle l’a encore montré lors des manifestations du 4 octobre, à la suite d’élections locales qu’elle a boycottées. Au moment de quitter le palais Orbeliani, en décembre dernier, elle l’a dit à la foule qui l’acclamait : "Je reste la seule présidente légitime !" Son mandat est arrivé à son terme, mais elle refuse de transmettre le flambeau à son successeur, Mikheïl Kavelachvili, ancien footballeur propulsé à ce poste par des forces politiques à la solde du Kremlin, qui agissent dans un seul but : ramener cette ancienne république socialiste de 3,7 millions d’âmes dans le giron russe.
Pour la première fois depuis l’indépendance, en 1991, un président – fonction honorifique, même s’il est le garant de la Constitution – n’a pas été élu au suffrage universel mais par le Parlement. Or celui-ci n’a aucune validité, car les élections législatives, deux mois plus tôt, ont été "truquées", affirme-t-elle. De fait, une grande partie de la diaspora, soit près de 700 000 personnes, n’a pas pu voter, "tandis qu’à Tbilissi les autorités utilisaient leur identité de façon frauduleuse", confirme Thorniké Gordadzé, ancien ministre géorgien, aujourd’hui chercheur à l’Institut Jacques-Delors.
Résultat, le parti prorusse Rêve géorgien a gagné les élections et placé son candidat fantoche à la présidence. "Il n’y a plus qu’un seul parti à l’Assemblée, qui nomme et contrôle toutes les institutions", s’insurge Salomé Zourabichvili, qui réclame un nouveau scrutin et l’élection d’un président "à la loyale".
Un cri de révolte poussé dans les montagnes du Caucase, dont peu d’échos arrivent jusqu’à nous. Car les Européens, qui ont longtemps soutenu l’émancipation de cette "Italie d’Union soviétique", comme on l’appelait à l’époque du rideau de fer, abandonnent la Géorgie à son funeste sort. Hormis quelques déclarations courroucées, les Vingt-Sept n’ont, jusqu’à présent, pris aucune mesure forte pour soutenir une société de plus en plus corsetée.
Géorgie, victime collatérale de Poutine
Loi cruelle d’une géopolitique qui s’affole, les chancelleries se concentrent sur les dossiers les plus stratégiques, ceux qui menacent leur sécurité à court terme. En premier lieu, la guerre en Ukraine, qu’un Vladimir Poutine jusqu’au-boutiste écrase sous les bombes pour la ramener, elle aussi, dans sa sphère d’influence. La Géorgie est une victime collatérale de cette accélération de l’Histoire. "L’Union européenne est frileuse, alors que ce qui se passe en Géorgie est invraisemblable, accuse Salomé Zourabichvili. Mon pays, qui avait obtenu en décembre 2023 le statut de candidat à l’adhésion de l’UE, s’est aligné sur Moscou d’une façon extrêmement brutale, en abandonnant tous ses principes démocratiques. Les syndicats sont surveillés, les médias, mis au pas, et les ressources financières de la société civile – partis d’opposition, ONG –, placées sous le contrôle de l’Etat. Et le nouveau gouvernement, illégitime, accroît la répression. Plusieurs leaders politiques ont été incarcérés." Et cinq manifestants, arrêtés ce 4 octobre, encourent jusqu’à neuf ans de prison.
Elle-même pourrait connaître ce sort, d’autant qu’elle n’hésite pas à aller à la confrontation avec le pouvoir. En novembre dernier, lors d’une manifestation contre ce qu’elle appelle la "capture d’un Etat par des moyens démocratiques", elle apostrophe des policiers : "Qui servez-vous ? La Géorgie ou la Russie ?"
Servir. Un mot chargé de sens pour cette ancienne diplomate dont le destin a basculé à plusieurs reprises. Née à Paris en 1952, elle découvre, au fil de son enfance, l’histoire familiale qui, souvent, croise celle de la Russie. En 1921, ses grands-parents, qui font partie de l’aristocratie géorgienne, fuient Tbilissi lorsque l’Armée rouge envahit cette jeune république. Car, à Moscou, un homme a décidé de la rattacher de force à l’Union soviétique. Son nom : Joseph Staline, lui-même d’origine géorgienne. Le rêve d’émancipation prend fin, la Géorgie vire au rouge. Et devient, pour la jeune Salomé, une sorte de chimère. Le dimanche, en famille, en dégustant un poulet satsivi à base de noix et d’épices, elle rêve de ce pays mythique, qu’elle ne connaît que par les poésies et les récits familiaux. Elle n’y mettra les pieds pour la première fois qu’en 1986.
Accord de Jacques Chirac
Entre-temps, elle a tracé son chemin. Sciences Po, puis Columbia, à New York, où elle fréquente l’Institut des études russes. "Il faut connaître la langue de son ennemi", lui disait son père. Brillante, elle réussit le concours des Affaires étrangères et enchaîne les missions : Rome, Tchad, Washington, Bruxelles… puis Tbilissi, où elle est nommée ambassadrice en 2003. Une année charnière : la population descend dans la rue pour cause de fraudes électorales. C’est la révolution des Roses. Le gouvernement tombe, et Mikhaïl Saakachvili, un avocat formé aux Etats-Unis, arrive au pouvoir. Il a besoin d’un ministre des Affaires étrangères expérimenté : il faut réorganiser un service diplomatique corrompu, où l’on travaille encore "à la soviétique". Et, surtout, arrimer le pays à l’Europe. Lors d’une visite à Paris, il demande à Jacques Chirac de lui "prêter" sa diplomate. Il accepte. Salomé Zourabichvili ne remettra jamais les pieds au Quai d’Orsay, où l’ancien diplomate Michel Duclos l’a côtoyée durant trois ans au Centre d’analyse et de prévisions (CAP) : "Elle n’était pas du tout prorusse, se souvient-il. Nous étions en plein dans les années Mitterrand, mais le CAP était à l’avant-garde de la résistance contre l’URSS…"
Tout en portant un regard lucide sur Moscou et ses ambitions hégémoniques, Salomé Zourabichvili a toujours évité les provocations vis-à-vis de son puissant voisin. En 2005, elle négocie avec son homologue au Kremlin, Sergueï Lavrov, le retrait des troupes russes présentes sur le sol géorgien. Un timide dégel s’amorce, mais pour Salomé Zourabichvili, l’expérience gouvernementale s’arrête là. Son idylle avec Mikhaïl Saakachvili tourne au vinaigre, elle est limogée. Que faire ? Rentrer à Paris ou se lancer dans l’arène politique géorgienne ? Elle choisit l’arène, essuie quelques échecs, part travailler aux Nations unies après la guerre contre la Russie (2008), puis revient à Tbilissi en 2013. Elue députée, elle se présente à l’élection présidentielle en 2018, qu’elle remporte. Une victoire qu’elle vivra, dira-t-elle plus tard, comme une revanche sur son histoire familiale. Première femme à décrocher ce poste, elle bénéficie toutefois, durant sa campagne, d’un soutien controversé, celui de l’oligarque Bidzina Ivanichvili.
Fondateur du parti Rêve géorgien, ancien Premier ministre, Ivanichvili n’a, aujourd’hui, plus de fonctions officielles, mais il est considéré comme le vrai dirigeant du pays, l’homme qui, dans l’ombre, fait prendre un virage autoritaire au pays. Et le rapproche de l’orbite russe. "Plus que jamais, il tient les rênes du pays, confirme Salomé Zourabichvili, qui a, depuis, pris ses distances avec lui. Il s’est débarrassé récemment du chef des services de renseignement et du ministre de l’Intérieur, deux hommes qui faisaient partie de son premier cercle et étaient probablement les rares à pouvoir lui dire les choses. Le pouvoir se rétrécit autour de lui. Il n’a plus confiance en personne et n’est plus entouré que d’exécutants."
Le silence de l'Europe
Face à lui, Salomé Zourabichvili parcourt l’Europe, infatigable et déterminée. A Berlin, Londres, Bruxelles ou au Sénat français, elle montre sa détermination et celle de tout un peuple qui, depuis le mois de novembre, manifeste tous les soirs, même si le mouvement s’essouffle un peu. "L’Europe n’a toujours pas pris de sanction à l’égard de ce gouvernement, alors qu’elle dispose de leviers, déplore Thorniké Gordadzé. Elle peut, notamment, mettre fin à la libéralisation des visas ou suspendre l’accord d’association."
S’il y en a une qui peut convaincre les Européens d’agir, c’est bien elle. Du moins tant qu’elle le peut. A 73 ans, Salomé Zourabichvili aimerait bien passer le flambeau à une nouvelle génération d’opposants, "mais aucun leader n’émerge des mouvements de protestation, déplore-t-elle. Alors j’essaie de fédérer les chefs des partis politiques, avec plus ou moins de succès, parce qu’ils sont divisés, qu’il faut composer avec les ambitions personnelles et, surtout, que nos discussions sont écoutées ! Nos adversaires politiques connaissent nos divergences internes, ils en jouent". Mais il en faudrait plus pour la décourager.
Une ombre s’étend sur la Géorgie, mais Salomé Zourabichvili veille. Persuadée que la population, dont elle loue l’esprit combatif, finira par l’emporter. Et qu’elle assouvira son désir d’Europe toujours aussi vivace.
© JOEL SAGET / AFP