Sergio Fabbrini : "Giorgia Meloni évolue vers un nouveau conservatisme"
A la tête du gouvernement italien depuis bientôt trois ans, avec une coalition allant du centre droit à l’extrême droite, Giorgia Meloni, issue d’une formation post-fasciste, est devenue une source d’inspiration pour des dirigeants plus ou moins proches de ses idées politiques. Jordan Bardella, le président du RN, la présente comme un modèle de réussite électorale ; Keir Starmer, le Premier ministre travailliste britannique est venu chercher auprès d’elle des conseils en matière de lutte contre l’immigration. Sa coopération avec l’Europe sur ce sujet ainsi que sa position pro-Ukraine l’ont, en outre, rapprochée d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Professeur émérite de science politique et de relations internationales à la prestigieuse université Luiss, à Rome, Sergio Fabbrini est l’un des plus fins connaisseurs des rouages du pouvoir en Italie et de ses relations avec l’UE et les Etats-Unis. Pour L’Express, il analyse la mue d’un animal politique lorgné par ses pairs.
L'Express : Comment Giorgia Meloni, est-elle devenue la figure emblématique d’une partie de la droite et de l’extrême droite européenne ?
Sergio Fabbrini : Je ne sais pas si elle représente un modèle, mais elle est au pouvoir et elle a franchi des étapes, si on la compare, par exemple, à Marine Le Pen, qui reste très critique envers l’Union européenne et surfe sur les faiblesses de cette institution pour augmenter sa popularité.
Giorgia Meloni reconnaît, quant à elle, que certaines politiques, comme l’immigration illégale, ne peuvent être gérées uniquement par les gouvernements nationaux. De fait, l’Italie n’a cessé de demander l’aide de la Commission dans ce domaine depuis qu’elle est au gouvernement. Dans le même temps, elle ne montre aucune ambiguïté à l’égard de Vladimir Poutine et de la Russie et affiche clairement une position pro-occidentale.
Le fait de diriger un gouvernement de droite dure, avec un passé et des racines d’extrême droite, tout en étant pleinement engagé dans une politique étrangère favorable à l’UE, à l’Occident et à l’Otan, est une nouveauté dans cette famille politique.
Des leaders comme le hongrois Viktor Orbán, le slovaque Robert Fico, l’allemande Alice Weidel (AfD), ou Marine Le Pen (qui juge que la Russie ne représente pas une vraie menace pour la France et s’oppose à la livraison d’armes à l’Ukraine) ont tous des relations ambiguës avec le président russe, voire sont carrément pro-Poutine. Et adoptent une position anti-UE et souvent anti-occidentale. Cela peut payer électoralement, mais on ne peut gouverner un pays comme l’Italie ou la France avec cette ligne. Meloni l'a bien compris et cela lui ouvre des espaces en Europe.
Comment a-t-elle évolué depuis qu’elle est au pouvoir ?
Meloni est issue de l'extrême droite post-fasciste italienne. Âgée de 48 ans, elle n'a pas connu le fascisme et n'éprouve pas de nostalgie pour cette période. Cependant, elle a grandi dans cette culture autoritaire et, lorsqu’elle était dans l’opposition, elle adoptait des positions assez radicales. Elle a d’abord eu une approche antieuropéenne, puis s’est montrée très critique à l’égard de l’avortement, opposée au mariage homosexuel et aux rave parties, et en faveur d’un renforcement des prérogatives de la police.
Une fois au gouvernement, bloquée à l’extrême droite par la Ligue de Matteo Salvini, son partenaire de coalition, elle s’est en partie assouplie pour étendre son assiette électorale. Surtout, elle a choisi de s'adapter à la réalité, en particulier en politique étrangère.
Pourquoi ?
Meloni ne voulait pas répéter la mésaventure du premier gouvernement de Giuseppe Conte (2018-2019) avec le Mouvement 5 étoiles et la Ligue. Ces deux partis considéraient l'UE comme une contrainte inacceptable. Ils ont découvert à leurs dépens qu'un pays aussi endetté que l'Italie ne pouvait pas ignorer Bruxelles et les marchés financiers, et ils se sont effondrés. Meloni ne voulait pas non plus connaître le sort de la leader conservatrice britannique Liz Truss, qui n'a tenu que quelques semaines au pouvoir en 2022 pour n'avoir pas pris au sérieux ces mêmes marchés financiers.
Elle a adopté une approche plus réaliste vis-à-vis de l'UE, sans pour autant adhérer pleinement à ses valeurs. Elle est dans une sorte d'ambiguïté et il est difficile de prévoir si, sur le plan politique, elle repartira vers la droite ou poursuivra son cheminement vers le centre. Pour l'heure, c'est une politicienne d’extrême droite qui évolue vers un nouveau conservatisme. Je ne sais pas si elle y parviendra. En Italie, c'est possible, car le parti conservateur, Forza Italia, fondé par Sergio Berlusconi, s'est beaucoup affaibli. Il y a donc un énorme vide à combler.
Meloni a réussi à maintenir depuis près de trois ans une coalition entre la droite et l'extrême droite. Quelle est sa recette ?
Elle y est parvenue grâce à ses résultats électoraux. Son parti représente environ 27 à 30 % de l'électorat. Ni la Ligue ni Forza Italia ne peuvent la défier. Et c’est une politicienne habile. Elle a notamment su mettre à profit sa réputation internationale grandissante pour garder le contrôle de sa coalition. Aujourd'hui, elle dispose toujours d'un bon capital sympathie. Elle se présente comme une femme simple, une politicienne normale, une "outsider", qui parle avec un accent populaire romain. L'opposé de son prédécesseur Mario Draghi, qui possède une éducation et une expérience internationales. Meloni n'a pas de diplôme, ce sont ses qualités personnelles et son tempérament, affirmé et direct, qui ont séduit le public italien.
En cela, elle s'inscrit dans une culture populiste bien ancrée en Italie, qui a conduit le Mouvement 5 étoiles à gouverner, à partir de 2018, en tant que premier parti du pays. Ici, le malaise populiste se traduit plus facilement politiquement, alors qu'en France, il se manifeste surtout dans la rue.
Comment définiriez-vous sa ligne politique ?
Sur le plan économique, elle est pro-business, libérale sur certains sujets (impôts, simplification), mais peut être aussi favorable à l'intervention de l'État, par exemple pour réguler le secteur bancaire. Pour les questions sociétales, elle est très conservatrice en ce qui concerne l'ordre, la distinction claire entre les hommes et les femmes, et son opposition à toute forme de wokisme.
Son attention à la politique étrangère induit aussi une attention stricte aux dépenses. Du point de vue budgétaire, l'Italie est l'un des pays les plus stables d'Europe, beaucoup plus que la France. Elle bénéficie certes du "sale boulot" fait par Mario Monti (à la tête du gouvernement entre 2011 et 2013), puis par Mario Draghi (2021-2022) pour assainir les finances publiques et réformer le pays. Mais l'actuel ministre des Finances, Giancarlo Giorgetti, essaie d'en préserver les acquis. Résultat, l'écart entre l'Italie et l'Allemagne en matière de financement de la dette publique (le spread) se réduit.
A noter que nous n’avons pas le type de réactions hostiles que l’on observe dans votre pays, mais aussi ailleurs en Europe, par rapport aux tentatives de réduire les dépenses publiques. Il faut dire que l'opposition italienne est actuellement extrêmement faible.
Diriez-vous que Meloni est l'anti-Macron ?
Dans une certaine mesure, ils évoluent tous deux dans la même direction sur la scène européenne. Ils sont favorables à la Coalition des volontaires pour soutenir l'Ukraine, même si la France joue un rôle prédominant, en tant que puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité de l'ONU, et si l'Italie s'oppose à l'idée d'envoyer des troupes italiennes sur le terrain.
Il n’en demeure pas moins que leurs personnalités sont opposées. Macron est un intellectuel sophistiqué, avec un solide ego issu de son passé d'élite technocratique. Meloni est plus flexible, plus rusée, dans la tradition italienne.
Pensez-vous qu'elle pourrait réaliser à l'échelle européenne ce qu'elle a réalisé en Italie : rassembler la droite et l'extrême droite dans une grande coalition ?
La seule façon pour elle de devenir une leader européenne est de s'intégrer dans le courant dominant, sans en faire non plus complètement partie. Si elle rejoint le Parti populaire européen [NDLR : PPE, l’alliance de droite et de centre droit à l’échelle du continent], elle essaiera de le changer de l’intérieur. Or, il se trouve qu’elle entretient des relations très positives avec Manfred Weber, son président au Parlement européen. A mon sens, la droitisation récente du PPE est déjà due à l’effet Meloni.
Si elle remporte les prochaines élections législatives de 2027 en Italie, Meloni deviendra une femme politique très influente. Il sera alors inévitable qu’elle transforme le PPE d’une manière ou d’une autre. La question est de savoir comment réagira sa faction "Merkel", plus centriste, si ce grand parti continue de se déplacer vers la droite.
Comment évaluez-vous son bilan en matière d’immigration ?
En Italie comme en France, l’immigration a été un sujet porteur pour bon nombre de politiciens. Une chose est de dire "Nous ne voulons pas de migrants" quand on est dans l’opposition, mais une fois au gouvernement, elle s’est focalisée sur l’immigration illégale et a ouvert la porte à une immigration choisie, dans une approche moins centrée sur la sécurité. Ce changement sera-t-il durable ? Il est trop tôt pour le dire.
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