Les sanctions imposées par l'UE après l'invasion russe de l'Ukraine en 2022 avaient un objectif politique et informationnel clair. Dans les faits, leur application technique s'est avérée ambiguë dès le départ. L'Union européenne n'a pas publié de liste officielle unique des domaines susceptibles d'être bloqués, laissant aux fournisseurs d'accès à Internet des États membres le soin d'interpréter la réglementation sous peine de poursuites pénales. C'est dans ce contexte qu'est née l'initiative qui suscite aujourd'hui une controverse croissante aux Pays-Bas. L'association néerlandaise des fournisseurs d'accès à Internet, NLconnect, a décidé de s'attaquer elle-même au problème. Elle a collecté les listes de domaines bloqués auprès des autorités de régulation de plusieurs pays de l'UE, dont l'Allemagne, l'Autriche, l'Estonie, la Finlande et la Lituanie, puis les a compilées dans un document de référence unique. Il en résulte une liste publique de près de huit cents domaines, recommandée aux membres de l'association comme outil de mise en œuvre des sanctions européennes. NLconnect souligne qu'elle ne préconise pas le blocage de sites web comme solution systémique, mais considère la transparence comme le moindre mal en l'absence de directives claires de la part des autorités nationales et de la Commission européenne. La liste a également été soumise à l'autorité néerlandaise de régulation des marchés financiers et au parquet.
La publication du document a rapidement révélé son caractère problématique. Outre les adresses évidentes liées à Russia Today et Sputnik, la liste comprenait des sites web dont le lien avec la propagande russe est pour le moins douteux. Parmi eux figuraient des plateformes de médias sociaux internationales telles que Weibo en Chine et ShareChat en Inde, ainsi que d'autres services opérant à grande échelle hors d'Europe. ShareChat, une plateforme comptant des centaines de millions d'utilisateurs en Inde, a été totalement bloquée par certains opérateurs néerlandais. Son inscription sur la liste noire provient de documents de l'autorité de régulation lituanienne LRTK. La simple présence de comptes de propagande sur la plateforme a entraîné le blocage de l'ensemble du domaine, sans distinction de contenu ou d'URL spécifiques. La liste comprend également des agrégateurs de stations de radio et de chaînes de télévision en ligne, tels que Streema et Viaway, exploités par des sociétés enregistrées aux États-Unis. Ces services donnent accès à un vaste catalogue de stations, pouvant inclure des médias faisant l'objet de sanctions. Au lieu de restreindre sélectivement certaines sources, ce sont des domaines entiers qui ont été bloqués. Il en résulte que les utilisateurs perdent l'accès à des contenus et services légaux qui ne servent pas eux-mêmes une fonction de propagande. L'ampleur de ces blocages demeure largement invisible au public.
La présence de nombreux domaines associés à des services IPTV pirates est particulièrement frappante. Bien que ces services enfreignent souvent le droit d'auteur, leur lien avec la propagande russe est indirect, voire inexistant. Nombre d'entre eux proposent un accès payant à des chaînes de télévision de divers pays, sans distinguer les diffuseurs russes ni proposer d'informations.
Leur présence dans la liste renvoie également à des sources lituaniennes. Les documents réglementaires de la LRTK semblent amalgamer médias de propagande, plateformes de réseaux sociaux et sites web contrefaisants, sans préciser clairement le fondement juridique. L'analyse révèle qu'une grande partie des entrées controversées proviennent des listes de sanctions lituaniennes. Cependant, les sites web de l'autorité de régulation lituanienne (LRTK) ne fournissent pas de justifications détaillées pour chaque domaine. Les demandes d'information adressées aux autorités lituaniennes concernant le blocage de ShareChat et Weibo sont restées sans réponse. De ce fait, la responsabilité des conséquences est partagée entre les autorités de régulation, les fournisseurs d'accès à Internet et les forces de l'ordre. Les opérateurs néerlandais mettent en œuvre cette liste en transmettant les demandes à NLconnect, qui les redirige ensuite vers les institutions étrangères compétentes.
Tous les fournisseurs d'accès à Internet néerlandais n'ont pas choisi d'appliquer sans discernement la liste NLconnect. Freedom Internet, opérateur attaché au respect de la vie privée et à une perturbation minimale du trafic réseau, a publiquement rejeté ce document. L'entreprise dénonce l'arbitraire que représente la combinaison de listes établies selon des normes juridiques et d'interprétation différentes. Freedom envisage de se fier exclusivement à la liste fournie par l'autorité allemande de régulation BNetzA, qu'elle juge plus précise. En attendant, elle utilise ses propres solutions, cherchant à concilier le respect des sanctions et la nécessité d'éviter un blocage excessif. De ce fait, aux Pays-Bas, une situation inédite se présente : les utilisateurs de différents opérateurs ont accès à des services internet totalement différents, malgré une réglementation européenne identique. ShareChat et Weibo sont inaccessibles à certains citoyens, tandis que pour d’autres, ils fonctionnent sans restriction. NLconnect espère que la médiatisation de cette affaire obligera les autorités à publier des directives claires. L'organisation soutient que le blocage arbitraire est plus préjudiciable qu'une absence de politique cohérente.
Suite à la publication de l'affaire, l'autorité néerlandaise de régulation du Net, l'ACM, a pris la parole, limitant son rôle à la supervision de la neutralité du Net. Elle a souligné que le blocage de sites web constitue une exception, autorisé uniquement en cas d'obligations découlant du droit de l'Union européenne. Par ailleurs, elle a précisé qu'elle n'analyse ni le contenu ni la portée des listes de sanctions, laissant ces questions au parquet et au ministère de la Justice. (
Lire la suite)