Trente ans après sa suppression par Jacques Chirac, le service militaire fait son retour en France. Emmanuel Macron en a annoncé les contours, ce jeudi 27 novembre, sur la base militaire de Varces, en Isère : il se fera sur la base du volontariat, pendant une durée de 10 mois et accueillera 3 000 jeunes dès l’été 2026. Alors que la menace russe s’accentue, le président dit accélérer la réforme de notre armée, qui compte 200 000 militaires d’active et bénéficiera, avec ce service national, "d’un appui en profondeur, au cœur de la nation", selon le chef de l’Etat.
En coulisses, l’Elysée explique que la France rejoint seulement le grand mouvement européen d’appel sous les drapeaux. "On regarde chez nos voisins et une grande partie d’entre eux ont un service militaire, obligatoire ou non, souligne un conseiller du président : soit ils l’ont maintenu, soit ils l’ont rétabli, soit ils sont en train de le rétablir, ce qui correspond à l’état des menaces qui pèsent sur nous, partenaires européens." Les équipes françaises ont notamment observé de près les pays du nord de l’Europe, comme la Norvège, et en discutent régulièrement avec leurs homologues allemands, qui tentent eux aussi de réinstaurer le service militaire.
Norvège : un service militaire prestigieux
Début 2024, la princesse Ingrid Alexandra de Norvège a fait la fierté de sa famille (royale) : à 19 ans, la deuxième dans la ligne de succession au trône a été sélectionnée pour réaliser son service militaire. Un honneur, après un processus de sélection encore plus rigoureux que celui des meilleures universités du pays. Chaque année, l’armée norvégienne appelle environ 11 000 jeunes sous les drapeaux, hommes et femmes, pour une durée comprise entre 12 et 19 mois. Face à la menace russe, en 2024, les autorités norvégiennes ont entrepris d’augmenter de 50 % le nombre de conscrits d’ici à 2036.
Si la conscription est obligatoire pour tous les Norvégiens de 19 à 44 ans, la taille de leur armée (23 000 soldats) ne permet d’accueillir que les profils les plus recherchés et les plus performants. "Les armées modernes n’ont pas forcément besoin de masse, mais de soldats extrêmement compétents et d’une population entraînée en cas d’attaque", pointe une source militaire française. Ce modèle norvégien inspire toute l’Europe, dont Emmanuel Macron, puisqu’un quart des jeunes conscrits décident ensuite de faire carrière dans l’armée.
Suède : une sélection plus rigoureuse et ouverte aux femmes
Le premier pays à s’être inspiré du modèle norvégien est aussi son plus proche voisin, la Suède. Après avoir supprimé le service militaire en 2010, Stockholm l’a remis en place en 2018 et vient de l’étendre aux femmes, avec un processus de sélection digne des meilleures écoles : un quart des 110 000 jeunes suédois sont appelés chaque année pour réaliser des tests physiques et intellectuels, puis les meilleurs d’entre eux effectuent entre 9 et 15 mois de service militaire.
"La loi suédoise précise que la sélection ne se fait pas en fonction de votre volonté de faire votre service, mais en fonction de vos compétences, explique David Bergman, chercheur à l’Université de défense de Suède. C’est un processus complet qui repose sur l’aptitude, au moyen de tests physiques, psychologiques et d’évaluation de l’intelligence. Il permet de recruter aussi bien des cuisiniers que des conducteurs de char, des chefs d’escouade ou des sous-mariniers." Par classe d’âge, ils sont ainsi 8 000 Suédois à suivre une formation militaire, soit deux fois plus qu’il y a sept ans. Objectif : 12 000 conscrits d’ici à 2032.
Des conscrits suédois participant à l'exercice militaire Aurora 23, au champ de tir de Rinkaby, en Suède, le 6 mai 2023
Danemark : le service militaire étendu, symbole d’un changement de cap
Longtemps, Copenhague a été l’un des mauvais élèves de l’Otan, avec seulement 1,37 % de son PIB consacré à la Défense en 2022. "Mais le Danemark a complètement changé sa posture militaire", indique Izabela Surwillo, spécialiste des questions de Défense au Danish Institute for International Studies. Ses dépenses militaires ont atteint 2 % de son PIB en 2024 et devraient atteindre 3,2 % en cette fin d’année 2025.
Symbole de ce revirement, l’évolution du service militaire votée le 1er juillet dernier : à compter de 2027, la conscription obligatoire s’ouvre aux femmes et passe de 4 à 11 mois. Tous ceux d’une classe d’âge tirés au sort doivent se rendre sous les drapeaux, ce qui concerne pour l’heure 4 700 Danois chaque année. L’objectif est d’atteindre 6 500 conscrits d’ici à 2033. "Pour l’instant au Danemark, l’engagement de la société est en retard par rapport aux engagements militaires, avec un discours public encore timide à propos de l’armée et des lacunes importantes dans les infrastructures, soulève Izabela Surwillo. Ce changement va de pair avec l’idée que toute la nation doit se rassembler face aux menaces."
Allemagne : un plan similaire à celui de la France
Deux semaines avant les annonces d’Emmanuel Macron, le gouvernement allemand dévoilait son propre projet de service militaire volontaire : d’une durée de douze mois, il doit concerner 20 000 jeunes Allemands dès l’été 2026. L’Allemagne met les moyens pour attirer les conscrits : un salaire de 2 600 euros brut et la possibilité pour chaque engagé de passer son permis de conduire pendant son séjour à l’armée. "Les Allemands réinstaurent un service militaire davantage pour répondre à un besoin de recrutement, pose une source militaire française. Or, nous n’avons pas ce genre de difficulté puisque nous recrutons chaque année les jeunes que l’on souhaite." Le salaire des appelés français devrait davantage tourner autour de 1 000 euros par mois.
En Allemagne, tous les hommes de 18 ans auront l’obligation de remplir un questionnaire, afin de déterminer leurs compétences et leur volonté de servir dans l’armée. Les femmes, elles, peuvent le faire de manière volontaire. L’objectif : avoir 30 000 conscrits chaque année d’ici à 2030, date évoquée par les services de renseignements allemands pour une entrée en guerre de la Russie contre l’Otan. Les débats au Bundestag doivent débuter le 4 décembre.
Belgique : donner l’envie de servir
Début novembre, 149 000 Belges âgés de 17 ans ont reçu un courrier à leur domicile : "Félicitations ! L’année prochaine, vous aurez 18 ans : une étape importante et un moment décisif pour votre avenir. Le ministère de la Défense vous offre d’ores et déjà une opportunité unique : l’année de service militaire volontaire." Toutefois, les places sont chères pour ce retour de la conscription chez nos voisins, qui l’avait arrêtée en 1995 : seules 500 sont disponibles pour l’année prochaine, avec un salaire de 2 100 euros net par mois.
Trente ans après sa suppression par Jacques Chirac, le service militaire fait son retour en France. Emmanuel Macron en a annoncé les contours, ce jeudi 27 novembre, sur la base militaire de Varces, en Isère : il se fera sur la base du volontariat, pendant une durée de 10 mois et accueillera 3 000 jeunes dès l’été 2026. Alors que la menace russe s’accentue, le président dit accélérer la réforme de notre armée, qui compte 200 000 militaires d’active et bénéficiera, avec ce service national, "d’un appui en profondeur, au cœur de la nation", selon le chef de l’Etat.
En coulisses, l’Elysée explique que la France rejoint seulement le grand mouvement européen d’appel sous les drapeaux. "On regarde chez nos voisins et une grande partie d’entre eux ont un service militaire, obligatoire ou non, souligne un conseiller du président : soit ils l’ont maintenu, soit ils l’ont rétabli, soit ils sont en train de le rétablir, ce qui correspond à l’état des menaces qui pèsent sur nous, partenaires européens." Les équipes françaises ont notamment observé de près les pays du nord de l’Europe, comme la Norvège, et en discutent régulièrement avec leurs homologues allemands, qui tentent eux aussi de réinstaurer le service militaire.
Norvège : un service militaire prestigieux
Début 2024, la princesse Ingrid Alexandra de Norvège a fait la fierté de sa famille (royale) : à 19 ans, la deuxième dans la ligne de succession au trône a été sélectionnée pour réaliser son service militaire. Un honneur, après un processus de sélection encore plus rigoureux que celui des meilleures universités du pays. Chaque année, l’armée norvégienne appelle environ 11 000 jeunes sous les drapeaux, hommes et femmes, pour une durée comprise entre 12 et 19 mois. Face à la menace russe, en 2024, les autorités norvégiennes ont entrepris d’augmenter de 50 % le nombre de conscrits d’ici à 2036.
Si la conscription est obligatoire pour tous les Norvégiens de 19 à 44 ans, la taille de leur armée (23 000 soldats) ne permet d’accueillir que les profils les plus recherchés et les plus performants. "Les armées modernes n’ont pas forcément besoin de masse, mais de soldats extrêmement compétents et d’une population entraînée en cas d’attaque", pointe une source militaire française. Ce modèle norvégien inspire toute l’Europe, dont Emmanuel Macron, puisqu’un quart des jeunes conscrits décident ensuite de faire carrière dans l’armée.
Suède : une sélection plus rigoureuse et ouverte aux femmes
Le premier pays à s’être inspiré du modèle norvégien est aussi son plus proche voisin, la Suède. Après avoir supprimé le service militaire en 2010, Stockholm l’a remis en place en 2018 et vient de l’étendre aux femmes, avec un processus de sélection digne des meilleures écoles : un quart des 110 000 jeunes suédois sont appelés chaque année pour réaliser des tests physiques et intellectuels, puis les meilleurs d’entre eux effectuent entre 9 et 15 mois de service militaire.
"La loi suédoise précise que la sélection ne se fait pas en fonction de votre volonté de faire votre service, mais en fonction de vos compétences, explique David Bergman, chercheur à l’Université de défense de Suède. C’est un processus complet qui repose sur l’aptitude, au moyen de tests physiques, psychologiques et d’évaluation de l’intelligence. Il permet de recruter aussi bien des cuisiniers que des conducteurs de char, des chefs d’escouade ou des sous-mariniers." Par classe d’âge, ils sont ainsi 8 000 Suédois à suivre une formation militaire, soit deux fois plus qu’il y a sept ans. Objectif : 12 000 conscrits d’ici à 2032.
Des conscrits suédois participant à l'exercice militaire Aurora 23, au champ de tir de Rinkaby, en Suède, le 6 mai 2023
Danemark : le service militaire étendu, symbole d’un changement de cap
Longtemps, Copenhague a été l’un des mauvais élèves de l’Otan, avec seulement 1,37 % de son PIB consacré à la Défense en 2022. "Mais le Danemark a complètement changé sa posture militaire", indique Izabela Surwillo, spécialiste des questions de Défense au Danish Institute for International Studies. Ses dépenses militaires ont atteint 2 % de son PIB en 2024 et devraient atteindre 3,2 % en cette fin d’année 2025.
Symbole de ce revirement, l’évolution du service militaire votée le 1er juillet dernier : à compter de 2027, la conscription obligatoire s’ouvre aux femmes et passe de 4 à 11 mois. Tous ceux d’une classe d’âge tirés au sort doivent se rendre sous les drapeaux, ce qui concerne pour l’heure 4 700 Danois chaque année. L’objectif est d’atteindre 6 500 conscrits d’ici à 2033. "Pour l’instant au Danemark, l’engagement de la société est en retard par rapport aux engagements militaires, avec un discours public encore timide à propos de l’armée et des lacunes importantes dans les infrastructures, soulève Izabela Surwillo. Ce changement va de pair avec l’idée que toute la nation doit se rassembler face aux menaces."
Allemagne : un plan similaire à celui de la France
Deux semaines avant les annonces d’Emmanuel Macron, le gouvernement allemand dévoilait son propre projet de service militaire volontaire : d’une durée de douze mois, il doit concerner 20 000 jeunes Allemands dès l’été 2026. L’Allemagne met les moyens pour attirer les conscrits : un salaire de 2 600 euros brut et la possibilité pour chaque engagé de passer son permis de conduire pendant son séjour à l’armée. "Les Allemands réinstaurent un service militaire davantage pour répondre à un besoin de recrutement, pose une source militaire française. Or, nous n’avons pas ce genre de difficulté puisque nous recrutons chaque année les jeunes que l’on souhaite." Le salaire des appelés français devrait davantage tourner autour de 1 000 euros par mois.
En Allemagne, tous les hommes de 18 ans auront l’obligation de remplir un questionnaire, afin de déterminer leurs compétences et leur volonté de servir dans l’armée. Les femmes, elles, peuvent le faire de manière volontaire. L’objectif : avoir 30 000 conscrits chaque année d’ici à 2030, date évoquée par les services de renseignements allemands pour une entrée en guerre de la Russie contre l’Otan. Les débats au Bundestag doivent débuter le 4 décembre.
Belgique : donner l’envie de servir
Début novembre, 149 000 Belges âgés de 17 ans ont reçu un courrier à leur domicile : "Félicitations ! L’année prochaine, vous aurez 18 ans : une étape importante et un moment décisif pour votre avenir. Le ministère de la Défense vous offre d’ores et déjà une opportunité unique : l’année de service militaire volontaire." Toutefois, les places sont chères pour ce retour de la conscription chez nos voisins, qui l’avait arrêtée en 1995 : seules 500 sont disponibles pour l’année prochaine, avec un salaire de 2 100 euros net par mois.
Strasbourg, sans doute la seule ville de France où la gare vous accueille sur l’air de l’Ode à la joie, l’hymne européen signé Beethoven. Ce 24 novembre, L’Express a investi la "capitale de l’Europe" pour un colloque exceptionnel consacré à l’avenir de notre continent et à ses défis, réunissant des personnalités de premier plan dans tous les domaines.
Devant nos lecteurs strasbourgeois, ces voix européennes ont sonné l’alerte face aux menaces extérieures, alors qu’à Genève nos diplomates tentent de sauver l’Ukraine des méandres du plan Trump. Elles nous ont aussi fourni de nombreux motifs d’espoir, soulignant les réelles forces qui font avancer notre continent. "Ecouter de tels intervenants, c’est comme déguster de la mousseline, à la fois léger et très nourrissant", nous confieront des lecteurs ravis à la fin de l’événement.
Giuliano da Empoli et Ursula von der Leyen, "Première ministre du Luxembourg"
Pour ouvrir notre colloque Ici c’est l’Europe, L’Express a fait appel à l’écrivain préféré de nos dirigeants, celui dont les livres s’empilent sur les tables de chevet d’Emmanuel Macron ou de Mette Frederiksen. Lui-même se définit comme "moitié suisse, moitié italien et moitié français" : à l’évidence, Giuliano da Empoli maîtrise davantage les coulisses du pouvoir que les mathématiques. Sur scène, l’auteur du Mage du Kremlin (800 000 exemplaires vendus chez Gallimard) observe avec son œil malicieux l’état d’esprit des Européens depuis un an : "le second mandat de Donald Trump nous fait passer du scandale à la sidération. Au début, la logique du scandale impliquait le fait qu’il s’agissait d’une exception, de quelque chose d’inouï. Avec le second Trump, nous sommes tous hypnotisés, dans une logique de sidération constante."
Pas question, toutefois, pour l’ancien conseiller de Matteo Renzi de se satisfaire de cet état de choc permanent. Dans son dernier essai, L’heure des prédateurs (Gallimard, avril 2025), Giuliano da Empoli décrypte ces nouveaux jeux de puissances, dont l’Europe semble spectatrice. "L’administration américaine est dans une logique de confrontation, nous sommes dans une posture de soumission politique", regrette l’auteur, taclant au passage la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, "qui se comporte comme si elle était la Première ministre du Luxembourg"… Sa déférence envers Donald Trump l’été dernier en Ecosse, pour signer un accord commercial humiliant pour l’Europe sur un terrain de golf, ne passe pas auprès de Giuliano da Empoli : "Je n’ai rien contre ce pays, mais quel est l’intérêt d’être ensemble, à Vingt-Sept, si c’est pour avoir le poids international du Luxembourg ?"
Sur scène, Andrius Kubilius n’en dira pas autant de la présidente de la Commission européenne. Il faut dire que l’ancien Premier ministre de Lituanie siège désormais à sa table, en tant que commissaire européen à la Défense, poste de première ligne s’il en est. Face aux lecteurs de L’Express, il reconnaît toutefois sa "fatigue" de constater que le rôle des Européens se réduit à discuter en permanence des plans de Donald Trump pour l’Ukraine, comme ces derniers jours… "Les Américains présentent leurs plans, puis nous les corrigeons, résume Andrius Kubilius. Il serait beaucoup plus intéressant que nous élaborions, nous Européens, un plan de paix pour l’Ukraine, puisque nous connaissons ce sujet, que nous pouvons développer ce plan avec les Ukrainiens, puis en discuter avec nos partenaires, Washington entre autres, pour aboutir à un plan final. La paix en Ukraine est absolument nécessaire et doit arriver sans encourir des agressions futures contre l’Ukraine ou contre l’Europe."
En coulisses aussi, on discute de l’impuissance européenne face aux ogres Donald Trump, Xi Jinping et Vladimir Poutine. L’entrepreneur et essayiste français Mathieu Laine débat avec le patron des patrons polonais, Maciej Witucki, autour d’un café. "L’Europe est née d’un printemps de la liberté au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes à la fin de l’été de la liberté et nous rentrons dans l’automne de la liberté, qui est le temps des hommes forts", constate le Français, fondateur du cabinet de conseil Altermind. Pas de quoi décourager son interlocuteur polonais : "ce sentiment d’urgent qui augmente partout en Europe est positif, les actions de Trump ou de la Chine peuvent nous rendre plus forts, à condition de rester ouverts", martèle Maciej Witucki.
Le débat Sarah Knafo - Nathalie Loiseau
Alors que, sur scène, Antoine Monin raconte le succès mondial de Spotify, plateforme musicale basée à Stockholm qui atteint 713 millions d’auditeurs dans le monde, deux députées européennes se préparent en loges à un débat bien plus corrosif : Nathalie Loiseau, membre du parti Horizons d’Édouard Philippe, et Sarah Knafo, du parti Reconquête d’Éric Zemmour. Deux visions de l’Europe, deux visions de la souveraineté. Une même envie d’échanger, grâce à L’Express. "Ce qui est un drame, c’est de ne parler qu’avec ceux avec lesquels on est d’accord, nous glisse Nathalie Loiseau, qui préside la commission spéciale sur le bouclier européen de la démocratie. La démocratie, c’est être capable de débattre, d’écouter et de répondre à des avis différents. Sarah Knafo a été élue, comme moi."
Même verdict dans le camp d’en face. "Nous n’avons pas les mêmes idées, mais on se parle et c’est déjà énorme", sourit Sarah Knafo, entourée par deux photographes de son équipe. La jeune eurodéputée se définit comme patriote, partisane de "l’Europe des nations", mais opposée au "Frexit", une sortie de la France de l’Union européenne. Elle était à l’inauguration de Donald Trump en janvier et lui reconnaît le mérite de nous avoir "sortis de notre torpeur face aux Etats-Unis, mais l’Europe reste endormie face à la Chine". Lorsque nous l’interrogeons, l’eurodéputée Reconquête va plus loin : "Est-ce que je considère Trump comme un allié ? Non, je le considère comme un laboratoire. Je vois un mouvement et des aspirations communes qui l’ont porté au pouvoir et qui j’espère nous porterons demain au pouvoir : il est sorti de l’aspect nostalgique et décliniste pour se concentrer sur des aspects plus ambitieux, pro technologie, pro innovation, notamment avec le ralliement de Peter Thiel." Comme l’esquisse d’un mouvement Maga à l’européenne.
Sur scène, le débat entre les deux eurodéputées sera tendu, malgré les bonnes intentions. Sarah Knafo revendique d’entrer "dans une logique d’intérêt national" où chaque pays européen devrait choisir les projets sur lesquels avancer et avec qui. "Je suis heureuse de voir que Sarah Knafo découvre l’Europe, comme Tintin découvrait l’Amérique", réplique Nathalie Loiseau, assurant que "le fait de travailler en groupes de pays plus déterminés que les autres, c’est à peu près aussi vieux que l’Europe et c’est ce qui fait que l’on a créé [l’espace] Schengen, que l’on a créé l’euro."
A la sortie du débat, une vingtaine de soutiens de Sarah Knafo se bousculent pour prendre un selfie avec le bras droit d’Éric Zemmour, partageant souvent un discours radical sur l’immigration et "la fin du christianisme".
Une superpuissance économique qui s’ignore
Pour cet événement, L’Express voulait aussi souligner la réelle puissance de notre continent, trop souvent cachée derrière les discours défaitistes. "Avez-vous déjà entendu un leader américain, chinois ou indien, dire : nous sommes en retard, il n’y a pas de capital, nous n’avons pas d’idées, c’est impossible de faire des affaires chez nous…, souligne Anna Stellinger, directrice générale adjointe de la Confédération des entreprises suédoises. Il nous faut du courage, des tripes."
Sur scène, le 24 novembre, lors du colloque Europe de L'Express : notre journaliste Béatrice Mathieu ; Enrique Martinez, CEO de Fnac Darty ; Anna Stellinger, directrice générale adjointe de la Confédération des entreprises suédoises et Maciej Witucki, président de la confédération Lewiatan.
"Le seul espoir des Européens, c’est l’Europe, renchérit Maciej Witucki, président de l’équivalent du Medef polonais. Il n’y a pas un pays européen qui peut, seul, faire face à des puissances globales. Les prévisions indiquaient que l’Allemagne aurait un PIB inférieur à l’Inde dans deux ans, elles ont déjà été rattrapées en réalité. Il n’y a pas l’Europe de l’Est et l’Europe du Nord, il y a une Europe, et soit elle avance ensemble, soit elle coule ensemble."
C’est aussi la conclusion du rapport remis par Mario Draghi à la Commission européenne, en septembre 2024, véritable baromètre des défis européens. "Mais ce rapport est très, très noir, relativise Anna Stellinger dans un français parfait. D’après ce rapport, l’Europe aurait même à craindre pour sa propre existence… Dans de nombreux pays européens, notamment les pays nordiques, nous avons du mal à nous retrouver dans cette image-là : nous n’avons quasiment pas de dette publique, nous avons des marchés des capitaux qui fonctionnent, il y a du capital, et nous sommes systématiquement placés parmi les pays les plus innovants au monde !"
L’entrepreneuse suédoise, très applaudie par le public de L’Express, poursuit : "Là où Mario Draghi a raison, c’est qu’il manque du capital en Europe, du capital-risque, de l’investissement et là, la comparaison avec les Etats-Unis devient très pertinente. Vous savez qu'en 2023, nous avions à peu près 2,3 billions d’euros [2 300 milliards d’euros] d’actifs dans des fonds de pension en Europe ? C’est une somme considérable, mais cette somme n’est pas investie, ou très peu. Si on mettait cet argent de manière durable et flexible dans nos économies, on aurait un coût d’investissement absolument gigantesque."
Prenons de la hauteur !
Pour son colloque européen, L’Express a, comme à son habitude, aussi pris de la hauteur. Avec Hélène Huby déjà, fondatrice de The Exploration Company et concurrente du SpaceX d’Elon Musk. En visio depuis Brême, en Allemagne, avec derrière elle une capsule prototype que son entreprise franco-allemande a envoyée dans l’espace en juin dernier. "Notre vision est de maîtriser l’ensemble de la chaîne du transport spatial, fusées, capsules et véhicules lunaires, y compris les lanceurs, détaille Hélène Huby. L’avantage d’une capsule, d’abord, c’est que l’Europe n’en a pas : nous apportons à l’Europe une technologie nouvelle puisque, aujourd’hui, pour faire voler les astronautes, l’Europe utilise les véhicules américains. C’est aussi à travers des symboles comme celui-là que l’Europe prend conscience de qui elle est et que l’Europe définit son propre niveau d’ambition."
Sur la scène du colloque Europe de L'Express, à Strasbourg le 24 novembre, le directeur adjoint de la rédaction, Sébastien Le Fol, interviewe Hélène Huby, fondatrice de The Exploration Company.
Et pour prendre de la hauteur, quoi de plus approprié que la littérature européenne, si bien racontée par William Marx, professeur au Collège de France. Pour le public de L’Express, l’auteur d’Un été avec Don Quichotte (Éditions des Equateurs/France Inter, 2024) propose de "considérer l’Europe comme un roman, genre européen par excellence" : "L’Europe consiste à construire une histoire ensemble, une aventure, un peu comme Don Quichotte partant sur les routes de la Mancha […] Je crois que ce qui nous rend européens, c’est la lecture de la littérature. Les grands romanciers ont voyagé à travers toute l’Europe, Joyce, par exemple, Irlandais, passé par Paris, par Trieste, ville frontière là aussi par excellence. Le roman est le genre de toutes les frontières."
Et William Marx d’en prendre pour preuve la libération de Boualem Sansal, auteur franco-algérien, libéré des geôles d’Alger grâce à l’intervention du président allemand : "La leçon de cette histoire, c’est qu’il a été emprisonné en tant qu’écrivain français, mais a été libéré en tant qu’écrivain européen." Sans doute la plus belle des leçons pour notre continent.
Ce colloque aura été l’occasion de célébrer les talents européens à travers la remise de prix de L’Express de l’année dans quatre catégories :
- le prix de l’Essai européen : Giuliano da Empoli, pour L’heure des prédateurs (Gallimard)
- le prix de la Science : professeure Bana Jabri, directrice de l’institut Imagine
- le prix de l’Entreprise européenne : Spotify
- le prix de l’Avenir européen : Hélène Huby, fondatrice de The Exploration Company
Eric Chol, directeur de la rédaction de L'Express, a remis le prix de l'essai européen de l'année à Giuliano da Empoli pour "L'heure des prédateurs" (Gallimard), le 24 novembre 2025 à Strasbourg.
A Marseille, un cap a été franchi le 13 novembre quand deux tueurs à moto ont ouvert le feu sur Mehdi Kessaci, dans un quartier tranquille du IVe arrondissement. Le seul tort de ce jeune homme de vingt ans, qui passait les concours pour devenir gardien de la paix ? Etre le petit frère d’Amine Kessaci, figure locale de la lutte contre le crime organisé.
Depuis, une vague de peur et de colère s’est abattue sur la cité phocéenne, tant ce meurtre ressemble à "un assassinat d’intimidation" pour faire taire un militant gênant. Une pratique malheureusement courante pour les mafias de l’autre côté de la frontière, comme le rappelle Federico Varese, spécialiste italien du crime organisé et professeur de sociologie à Sciences Po Paris. Auprès de L’Express, il raconte la puissance inédite des réseaux criminels sur notre continent, mais insiste : face aux mafias, "il n’est jamais trop tard pour agir".
L'Express : Le meurtre de Mehdi Kessaci, dont le grand frère milite contre le crime organisé, a choqué Marseille et toute la France. Sa mort ressemble à "un assassinat d’intimidation" : est-ce une tactique répandue au sein des mafias en Europe ?
Federico Varese : Cette histoire est particulièrement choquante et terrible. Malheureusement, il s’agit d’une tactique plutôt courante du crime organisé, notamment de la mafia sicilienne : quand ils ne pouvaient pas mettre la main sur le témoin principal, ils tuaient ses proches. Ce fut le cas pour Tommaso Buscetta qui, en tant qu’ancien membre de la mafia sicilienne, était sans doute le témoin le plus important de l’Etat italien contre la mafia : un nombre incroyable de ses proches ont été assassinés [NDLR : officiellement, 14 membres de sa famille ont été tués par la mafia].
Il est aussi habituel pour la mafia de cibler des militants. En 1993, la mafia sicilienne avait assassiné un prêtre à Palerme, dont le seul tort était d’avoir ouvert une école pour sortir les enfants de la rue. Pour ces organisations criminelles, procéder à ce genre de meurtres, avec un tel retentissement public, représente évidemment une étape majeure, qui requiert des investissements et des ressources militaires importantes. C’est un phénomène très inquiétant pour Marseille, car cela montre que l’organisation qui a commis cet assassinat ne craint pas ses conséquences.
Qu’est-ce que ce meurtre indique sur le poids pris par le crime organisé à Marseille ?
C’est un message d’alerte pour Marseille : nous n’avons plus seulement affaire à un phénomène criminel, mais à un phénomène prêt à attaquer directement l’Etat. Le frère de la victime, Amine Kessaci, avait rencontré Emmanuel Macron, ce qui signifie que l’attaque va bien au-delà d’un acte contre un simple militant. Ce sont des individus qui aspirent à contrôler un territoire, à représenter l’autorité sur ce territoire. Et tous ceux qui remettent en cause leur autorité, y compris les militants associatifs qui perturbent leur business, deviennent des cibles.
Souvent, nous pensons ce phénomène mafieux réservé à la Sicile, à l’Amérique latine, la Russie, Hongkong ou au Japon, mais en réalité il peut surgir partout. Nous ne devrions pas supposer que le crime organisé de type mafieux, comme nous l’avons en Sicile, ne peut pas se répandre : c’est une catégorie très spécifique de crime organisé, qui ne consiste pas seulement à vendre de la drogue, mais à imposer son autorité à une communauté et à contester l’Etat.
Dans une tribune au Monde, Amine Kessaci écrit que les autorités françaises doivent comprendre qu’elles sont dans "une lutte à mort" avec le crime organisé. Son analyse est-elle justifiée ?
J’ai lu sa tribune et il a toute ma sympathie. Je suis d’accord avec lui. Nous devons toutefois faire attention à ce que l’Etat fera pour contre-attaquer : par exemple, à Rio de Janeiro en octobre, la police a foncé dans les favelas, elle a tué 132 personnes, puis elle est repartie. Il s’agit d’une réaction militaire, très lourde, mais qui ne changera pas la situation sur place.
Il faut augmenter les forces de police et bien sûr arrêter les responsables de ce meurtre, mettre les chefs de gang derrière les barreaux. Mais ce phénomène existe au-delà du seul chef de gang : quand vous le mettez en prison, un autre prend sa place puisque ce sont des communautés qui sont éloignées des autorités légitimes et qui se sentent abandonnées. Vous devez aussi reprendre le contrôle du territoire, reconstruire la confiance entre ces communautés et les autorités, retisser le tissu social, l’engagement communautaire. Exactement ce que fait Amine Kessaci.
Amine Kessaci, à Marseille, le 8 octobre 2024
Dans vos recherches, vous comparez le crime organisé à un Etat en formation, qui instaure une gouvernance alternative dans des zones négligées par les autorités publiques. Est-ce le cas de certains quartiers à Marseille et est-ce trop tard pour intervenir ?
Je pense que c’est ce qui se déroule à Marseille, même si le processus n’en est qu’au stade embryonnaire : une formation calquée sur l’Etat qui veut gouverner un territoire et défier les autorités. Mais le meurtre de Mehdi Kessaci peut entraîner un retour de bâton : ils sont peut-être allés trop loin et pourraient en subir les conséquences. Quand la mafia sicilienne a ciblé les juges Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, et d’autres procureurs et policiers de premier plan, l’Etat a répondu de manière forte.
Mais l’Etat italien ne s’est pas pour autant attaqué aux racines qui expliquent la présence de la mafia en Sicile. Mon modeste conseil aux autorités françaises : il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard. Les citoyens français ont le droit d’être protégés par l’Etat. Il n’est pas trop tard, mais la réponse ne peut pas être uniquement policière : il faut s’occuper de ces populations, leur faire confiance, ne pas les stigmatiser et se laisser aller au profilage racial ou ethnique. Et surtout, offrez aux jeunes des alternatives aux gangs : rien n’est plus dangereux pour le crime organisé que de le priver de cette base de recrutement.
En France, d’après un rapport du Sénat, les revenus du narcotrafic sont estimés à 7 milliards d’euros par an et 250 000 personnes vivraient de cette économie parallèle. Le crime organisé est-il plus riche et puissant qu’il ne l’a jamais été en France et en Europe ?
Tout à fait, ce sont des chiffres terrifiants et nous retrouvons ce phénomène partout en Europe. Malheureusement, cette capacité à contrôler des territoires est financée par l’argent de la drogue, avec des sommes considérables en jeu. La production de drogue en Colombie n’a jamais été aussi élevée, avec une hausse de 20 % l’année dernière et des rendements sans précédent. Beaucoup de cocaïne à bas prix débarque en Europe, notamment en France via le port du Havre.
En résumé, la drogue voyage de la Colombie jusqu’au Brésil puis vers la France directement, via l’organisation mafieuse brésilienne Primeiro Comando da Capital, sans même passer par l’Italie, l’Espagne ou Rotterdam. Donc l’approvisionnement augmente, il est bon marché et tous ces groupes se battent pour l’avoir. Ce même phénomène touche l’Europe du Nord mais aussi l’Italie, où la ’Ndrangheta est la principale organisation de liaison avec les Colombiens. D’une manière générale, la situation est terrifiante. Sans compter les drogues de synthèse qui peuvent être produites dans un laboratoire n’importe où en Europe, sans avoir besoin d’être transportées. L’offre et la consommation s’envolent.
Ce phénomène entraîne des niveaux de violence alarmants ces dernières années, avec les exemples les plus frappants aux Pays-Bas où la Mocro Maffia a tué des journalistes, des avocats et menacé la famille royale ou encore le Premier ministre…
C’est exact, des situations qui rappellent ce qui se passe à Marseille : pour intimider un témoin, ils ont tué l’avocat. Cette violence se répand partout et doit être reliée à la circulation des armes, qui va augmenter dans un futur proche car nous avons une guerre en Europe. A cause de l’invasion russe de l’Ukraine, le nombre d’armes à feu explose. Quand la guerre sera finie, une partie de ces équipements militaires sera récupérée par la pègre. Il faut se rappeler que dans les années 1990, après la guerre dans les Balkans, des quantités faramineuses d’armes sont entrées sur le marché noir. L’Italie, notamment, a croulé sous les Kalachnikov. Malheureusement, la guerre décidée par la Russie va inévitablement augmenter les stocks d’armes sur le marché noir en Europe.
Notre continent a-t-il les outils pour contrer cette menace ? Pouvons-nous faire davantage contre le crime organisé au niveau européen ?
Selon moi, cette question des armes devrait être une priorité pour imaginer l’Ukraine d’après-guerre. Je n’ai pas encore perçu ce sujet dans les discussions, j’espère qu’il sera sur la table. La reconstruction de l’Ukraine ira de pair avec le retour à l’emploi des soldats qui étaient au front et l’assurance que les armes ne se retrouvent pas sur le marché noir. Il faut des programmes sociaux, comme à Marseille, pour faire en sorte que le crime organisé ne prenne pas le dessus. Car le crime organisé n’est que le résultat d’un processus qui commence bien plus tôt, un processus à la fois sociologique et structurel.
Au niveau européen, nous avons Europol et Eurojust [NDLR : qui gèrent respectivement la coordination policière et judiciaire des pays européens]. Eurojust est très utile car elle permet de coordonner les enquêtes en Europe. Europol permet d’échanger les données entre les différentes polices européennes, ce qui s’avère indispensable. Le niveau européen est essentiel pour combattre le crime organisé car, par définition, c’est un phénomène qui ne se limite pas à un seul endroit. La drogue voyage, ce qui implique une coopération avec la Colombie, le Brésil, les Etats-Unis et tous les partenaires européens.
Avez-vous un exemple de pays européen qui a réussi à agir de manière efficace contre le crime organisé ?
Je parlerais plutôt de solutions locales qui ont pu fonctionner. L’Italie, par exemple, ne se limite pas à une histoire catastrophique : l’introduction du délit d’association mafieuse a été fondamentale et a permis aux procureurs d’identifier le crime organisé sans qu’un crime évident ait été commis. Même sans recours direct à la violence, le simple fait qu’une personne appartenant à une certaine organisation émette une menace, ou même une simple demande, constitue en soi un crime. C’est un contournement de l’application traditionnelle de la loi, mais qui s’est révélée très efficace.
Le plus important est de faire en sorte que, quand les gens ont un problème, ils ne se tournent pas vers le crime organisé. L’échec de l’Italie n’est pas venu de son système judiciaire ou de sa police : au contraire, les capacités d’enquête de la police italienne sont excellentes, tous les boss de la mafia sicilienne sont en prison à l’heure actuelle, pas un seul n’est libre. En termes d’arrestations, c’est un succès majeur. Mais le problème, c’est que la mafia n’est pas seulement un phénomène criminel, c’est aussi un phénomène social, politique et économique.
L’Italie a connu de grandes marches contre la mafia il y a quelques années. Quel rôle la société peut-elle jouer dans la lutte contre le crime organisé ?
Cette semaine, nous avons accueilli la photographe Letizia Battaglia à Sciences Po. Elle est célèbre pour avoir photographié les crimes de la mafia dans les années 1990, à l’époque des grandes manifestations contre le crime organisé en Sicile. La société civile est très importante dans cette lutte, tout comme le journalisme de terrain. C’est pour cette raison que les journalistes et les représentants de la société civile sont des cibles privilégiées de ces organisations. Ils sont essentiels, mais ils ne doivent pas être laissés seuls.
En Italie, la réalité est que, après ces manifestations incroyables, rien n’a été fait pour s’attaquer aux racines profondes de la mafia. Malheureusement, en Sicile, certaines associations antimafia ne sont plus que des petits bureaux, avec de petits budgets, qui doivent se contenter d’organiser une cérémonie annuelle de souvenirs pour les victimes du crime organisé.
En France, beaucoup s’inquiètent de l’influence grandissante du crime organisé sur le monde politique et économique. A quel point est-ce une menace pour l’Europe ?
A l'échelon local, les hommes politiques ont besoin des votes : une des tâches principales de la mafia sicilienne consiste à récupérer des voix pour les hommes politiques, ce qui explique qu’il est aussi difficile de se débarrasser de ces organisations. Si elles sont efficaces, il est évident que les hommes politiques auront moins de raisons de s’attaquer au crime organisé… C’est l’étape suivante : une fois qu’ils contrôlent un territoire, ils peuvent aussi contrôler le vote. Ce doit effectivement être un motif d’inquiétude en France.
Il faut réfléchir au système électoral, car certains systèmes électoraux sont plus faciles à manipuler que d’autres. En Italie, auparavant, les élections locales se faisaient à la proportionnelle, par listes, avec un ordre de préférence : la mafia excellait à manipuler le système de vote par préférence pour faire élire ses candidats. Mais ici aussi, la priorité doit consister à unir les forces de la société civile, celles des autorités et des forces politiques pour reprendre le contrôle de ces territoires en regagnant la confiance de celles et ceux qui y vivent.
A 40 ans, Mohammed ben Salmane ne se déplace pas si facilement. Ces derniers mois, le prince héritier saoudien multiplie les faux bonds : il n’était pas à New York, en septembre, pour la conférence sur la Palestine qu’il coprésidait avec Emmanuel Macron. Il n’était pas non plus à Charm el-Cheikh, en octobre, pour assister à la conclusion du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, aux côtés du gratin des dirigeants arabes et européens. En coulisses, certains diplomates occidentaux lient ses absences répétées à la santé fragile de son père de 89 ans, le roi Salmane, dont la mort pourrait ouvrir une lutte de succession, en l’absence physique de son héritier. Tous s’accordent, aussi, pour désigner MBS comme le plus imprévisible des dirigeants.
Ce mardi 18 novembre, le prince saoudien ne ratera toutefois pas son rendez-vous à la Maison-Blanche. MBS n’a pas remis les pieds aux Etats-Unis depuis le meurtre de Jamal Kashoggi, opposant saoudien et chroniqueur du Washington Post, dans le consulat d’Istanbul en octobre 2018. Les renseignements américains le jugent responsable de l’assassinat, mais son statut de Premier ministre d’Arabie saoudite le protège de toute arrestation à Washington. D’autant que Donald Trump joue de sa proximité avec ce jeune prince si riche, à qui il a réservé le premier voyage de son second mandat, en mai dernier. "MBS revient à Washington avec le statut de pilier de la politique américaine au Moyen-Orient, souligne Michael Wahid Hanna, directeur du programme Amérique à l’International Crisis Group. Il est un interlocuteur clé de l’administration Trump sur de nombreux dossiers prioritaires, dont Gaza, le Liban, la Syrie, l’Iran et le Soudan."
Avec cette visite à Washington, Trump réhabilite en grande pompe ce prince que Joe Biden avait qualifié de "paria" en 2020. Pour l’occasion, MBS se déplace avec une cour de 1 000 personnes, d’après Al-Arabiya, et devrait annoncer des investissements pharaoniques dans l’industrie américaine. Des accords sur le nucléaire civil, l’intelligence artificielle et les avions de chasse F-35 flottent aussi dans l’air. Le souverain saoudien va-t-il, pour autant, satisfaire tous les désirs de son hôte du jour ? Peu probable.
La normalisation Israël-Arabie saoudite, priorité de Trump
Le président américain rêve ouvertement de ce qu’il appelle "le deal du siècle" : la normalisation des relations diplomatiques entre Israël et l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’Islam. Un tel coup diplomatique ouvrirait la voie à une reconnaissance de l’Etat hébreu par l’ensemble du monde arabo-musulman. "C’était déjà un objectif de Trump lors de son premier mandat, ça l’était pour Joe Biden pendant quatre ans et cela reste une priorité du second mandat de Trump, affirme Julie Norman, professeure de relations internationales à l’University College London. Apparemment, les Saoudiens restent ouverts à cette possibilité mais ils y mettent bien davantage de conditions à présent, surtout vis-à-vis des Palestiniens."
Sur ce dossier, comme tant d’autres, le 7 octobre 2023 a tout changé : dans sa guerre contre le Hamas, Israël a rasé 80 % de la bande de Gaza et tué plus de 67 000 personnes (d’après le ministère de la Santé lié au Hamas), mettant à cran les sociétés arabes. MBS, qui caressait l’idée d’un rapprochement officiel avec Israël en septembre 2023 lors d’une interview sur Fox News, a dû faire marche arrière. Après un long silence, le prince saoudien est allé jusqu’à qualifier de "génocide" l’action d’Israël à Gaza. "Avec son optimisme habituel, Trump a annoncé une normalisation Israël - Arabie saoudite d’ici la fin de l’année… De manière réaliste, ce ne sera pas le cas", estime Julie Norman.
La semaine dernière, Michael Ratney, ambassadeur des Etats-Unis à Riyad de 2023 à début 2025, racontait au think tank CFIS comment cette idée avait surtout pris forme en 2022, "alors que les relations américano-saoudiennes étaient au plus bas" : pour relancer le partenariat historique entre les deux pays, il fallait un accord global incluant une défense militaire mutuelle, le développement du nucléaire civil en Arabie saoudite et une reconnaissance saoudienne d’Israël. Mais l’attaque terroriste du 7 octobre et la guerre qui a suivi ont, selon lui, repoussé l’échéance. "Après le début de la guerre à Gaza, qui a imposé cette catastrophe si horrible et si visible aux Palestiniens, il est devenu de plus en plus difficile pour les Saoudiens d’avancer sur cette question, explique le diplomate américain. Bien sûr, la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite aurait d’énormes avantages pour tout le monde, mais cette idée reste impopulaire chez les citoyens saoudiens, ce que leurs dirigeants savent bien."
Tant que Netanyahou sera là…
Contrairement aux Emirats arabes unis ou à Bahreïn, deux pays du Golfe qui ont normalisé leurs relations avec Israël en 2020, l’Arabie saoudite doit tenir compte de son opinion publique, avec 35 millions d’habitants qui ne sont pas tous millionnaires… Loin de là. "Les Saoudiens ont répété, encore et encore, que ce n’était pas le moment, souligne Michael Ratney. Le cessez-le-feu reste instable à Gaza, le chemin vers la paix est très incertain et les Saoudiens ont des exigences limpides : ils veulent voir l’armée israélienne se retirer complètement de la bande de Gaza — ce qui est loin d’être le cas —, et un engagement clair du gouvernement israélien en faveur d’un Etat palestinien — ce qui n’est pas du tout à l’ordre du jour. Le président Trump a une forte personnalité et une relation personnelle avec MBS suffisante pour que la normalisation avec Israël se produise, mais ce ne sera pas pour bientôt."
Car le principal obstacle à toute normalisation s’appelle Benyamin Netanyahou. Toute sa carrière politique, depuis 1996 et son premier mandat de chef du gouvernement, le Premier ministre israélien a bataillé contre un éventuel Etat palestinien. Il l’a redit dimanche 16 novembre, à la veille de la visite de MBS à Washington : "Notre opposition à un Etat palestinien sur tout territoire à l’Ouest du [fleuve] Jourdain existe, est valable et n’a pas changé d’un iota. Je repousse ces tentatives depuis des dizaines d’années et je continuerai de le faire contre les pressions extérieures et intérieures."
Au-delà de ses propres convictions, la présence de Netanyahou à la tête du gouvernement israélien bloque aussi tout rapprochement de la part de MBS, qui connaît la haine dont le Premier ministre de l’Etat hébreu fait l’objet dans le monde arabo-musulman. "Il n’y aura pas de normalisation avec l’Arabie saoudite tant qu’Israël garde ce gouvernement, dont la politique palestinienne est définie par une poignée d’extrémistes, annexionnistes et suprémacistes, regrette l’ancien diplomate israélien Nimrod Novik. Les leaders du monde arabe savent que leurs populations, en particulier les jeunes, ont été radicalisées par les images de Gaza. Tant qu’Israël ne change pas de direction sur la question palestinienne et ne s’engage pas en faveur d’une solution à deux Etats, il n’y aura pas de normalisation." Donald Trump devra sans doute attendre les prochaines élections israéliennes, dans moins d’un an, pour décrocher son "deal du siècle" dans la région.