« Incontestable »
La Cour d’Appel belge a jugé jeudi que le Transparency and Consent Framework (TCF) utilisé comme fondation pour la publicité ciblée était illégal en Europe. Pour le tribunal, le TCF viole le RGPD. Des modifications sont cependant déjà prêtes et chaque camp revendique une victoire.
Fin 2021, l’Irish Council for Civil Liberties (ICCL), une association de défense des libertés civiles, déposait plainte contre l’industrie européenne de la publicité. Elle y évoquait notamment « la plus grande violation de données au monde », les systèmes en place étant tous basés sur le Transparency and Consent Framework, soit la manière dont le consentement et les données personnelles sont gérés.
Retour sur le fonctionnement de la publicité ciblée
Pour comprendre le problème et la décision, il faut revenir un instant sur le fonctionnement de la publicité. Au cœur du dispositif, on trouve l’enchère en temps réel (RTB, pour Real-Time Bidding), un mécanisme qui permet aux entreprises d’acheter des espaces publicitaires pour les afficher sur les pages web visitées.
Ainsi, quand vous arrivez sur un site, vous constatez le plus souvent d’abord l’affichage des informations puis, dans un second temps, celui des publicités. Durant ce délai, des calculs sont effectués pour savoir quels contenus publicitaires sélectionner. Ces derniers sont, le plus souvent, ciblés. Les cookies sont examinés pour savoir si vous faites partie de la cible à atteindre, en fonction notamment de votre historique de navigation.
La construction de ce profil est cruciale pour le système publicitaire. On trouve en fait deux formes de données. D’abord, celles dites « déterministes », que vous fournissez volontairement à un site, notamment lors de l’inscription. Ensuite, celles déduites de votre navigation. La réunion des deux types permet parfois d’avoir une vue précise de votre catégorie socio-professionnelle, donc d’avoir une idée de vos revenus, en plus de vos centres d’intérêt.
Parce que ces informations peuvent être très précises et parfois embarrassantes, l’Interactive Advertising Bureau (IAB) fournit une taxonomie pour organiser la masse de données. Celle-ci en dit long sur la granularité des centres d’intérêt. Vous pouvez aussi bien être estampillé amateur d’ornithologie que de cookies, d’ampoules, d’équipements ménagers, de tout ce qui touche à la parentalité, au scrapbooking, aux produits pharmaceutiques, aux films d’horreur, aux voitures électriques, etc. Mais aussi à une religion spécifique, aux maladies sexuellement transmissibles ou à la santé mentale.
Le monde de la publicité « s’adapte » au RGPD
Cette précision dans les informations est au cœur de la plainte de l’ICCL et c’est ce qui l’avait poussée à parler de « plus grande violation de données au monde ». L’association irlandaise estime en effet que rien de tout cela n’est conforme au RGPD, notamment parce que le consentement fourni avec les fameuses bannières n’est pas complet.
L’industrie s’est pourtant adaptée à l’arrivée du règlement général sur la protection des données, entré en application en 2018. L’IAB, pour simplifier tout le processus, a ainsi proposé le fameux TCF. S’agissant d’un cadre censé avoir aplani le terrain pour l’ensemble de l’industrie publicitaire en Europe, il était proposé comme base pour modeler le recueil du consentement. Pain béni pour l’industrie, devant la complexité d’un RGPD qui refait parler d’elle depuis quelques mois, alors que la Commission travaille à sa simplification.
La plainte initiale de l’ICCL en 2018 visait le fonctionnement de ce cadre, principalement sur deux points. D’une part, elle pointait un « faux système de consentement », apparaissant bien trop fréquemment sur les sites et qui ne donnait que l’apparence d’un vrai recueil de consentement. D’autre part, et c’était le cœur de la plainte, le fait de refuser ce consentement devenait une donnée inscrite dans une base et aurait donc dû être considéré, lui aussi, comme une information personnelle.
En 2022, l’ICCL a gagné en première instance, la cour reconnaissant notamment que ce fameux refus constituait en lui-même une information personnelle et qu’elle n’était pas traitée comme tel par l’ensemble des mécanismes basés sur le TCF. Sans surprise, l’IAB avait fait appel.
En appel, les deux camps revendiquent une victoire
Il y a deux jours, l’association irlandaise a publié sur son site un communiqué annonçant sa victoire, mis à jour hier avec d’autres informations. Elle y proclame que « Google, Microsoft, Amazon, X et l’ensemble du secteur de la publicité basée sur le pistage » s’appuient un cadre illégal. La décision de la Cour d’Appel belge est d’autant plus marquante que le TCF est utilisé par « 80 % d’Internet », ajoute l’ICCL. Le chiffre, relativement vague au premier abord, renvoie à une étude de l’IAB qui estimait, en 2020, que le TCF était mis en œuvre dans 80 % des requêtes publicitaires émanant d’internautes de la zone Europe, hors trafic généré par les applications mobiles.
« La décision du tribunal d’aujourd’hui montre que le système de consentement utilisé par Google, Amazon, X, Microsoft, trompe des centaines de millions d’Européens. L’industrie technologique a cherché à dissimuler sa vaste violation de données derrière des fenêtres contextuelles de consentement factices. Les entreprises technologiques ont transformé le RGPD en une nuisance quotidienne plutôt qu’en un bouclier pour les gens », a déclaré Johnny Ryan, coordinateur de la plainte.
Trois infractions ont principalement été constatées. D’abord, le TCF n’assure pas la sécurité ni la confidentialité des données personnelles. Ensuite, le cadre ne demande pas correctement le consentement. Un point capital, car l’IAB s’est défendue en invoquant le fameux « intérêt légitime ». Or, en raison du risque grave posé par le suivi publicitaire en l’absence d’un traitement correct des informations, l’argument n’a pas été retenu. Enfin, le TCF n’assure pas la transparence sur le traitement des données.
Une responsabilité « limitée »
Dans la version en anglais de la décision (pdf), on peut lire notamment que la Cour estime « incontestable » le potentiel de l’IAB à identifier les personnes par recoupement des informations en sa possession. Que l’IAB n’ait actuellement pas les moyens techniques de le faire, car ne pouvant notamment pas relier le refus de consentement à une adresse IP, « n’est en soi pas pertinent ».
Pour autant, l’IAB Europe considère elle aussi qu’elle a gagné. L’ICCL n’a pas réussi en effet à démontrer que l’IAB était co-responsable des traitements de données personnelles. Son rôle a été reconnu comme « limité », ne portant que sur la création et l’utilisation des TC Strings (donnée sur le refus de consentement) par les éditeurs et vendeurs.
Cette décision va-t-elle entrainer un changement en Europe ? Dans l’absolu oui, mais ces changements ont en fait déjà été proposés par l’IAB en 2023 et validés par l’autorité belge de protection des données (APD). Leur exécution était cependant suspendue en attendant la fin de procédure. On ne sait donc pas, à l’heure actuelle, ce que la confirmation des infractions du RGPD aura comme conséquences exactes pour l’IAB Europe. Aujourd’hui, chaque camp estime avoir remporté une victoire.