Les derniers jours de la guerre du Pacifique : la folle histoire qui a dessiné l'avenir de l'Asie
"Ceci pourra paraître absurde maintenant, mais lorsque la bombe a explosé […] j’ai clairement vu descendre deux parachutes. Il y avait vingt ou trente soldats qui les regardaient aussi, et ils se sont mis à applaudir de joie en pensant que les B-29 avaient été abattus et qu’on voyait leurs pilotes en train d’essayer de se sauver", confia le docteur Michihiko Hachiya (1), le jour du largage de la bombe atomique Little Boy sur la ville d’Hiroshima, le 6 août 1945. L’évidence de l’apocalypse s’imposa très vite. "Les rues étaient ensevelies sous les gravats et les gens bougeaient au milieu des ruines, témoigna une autre habitante. Certains étaient complètement nus. D’autres avaient un pantalon. Seuls quelques-uns portaient des paquets. Au début, je crus voir des lambeaux de vêtements qui pendaient sur certains d’entre eux. Puis je réalisai que la peau était écorchée et dévoilait la chair nue."
Après le cataclysme atomique, tout s’accélère. Le 8 août, en vertu des accords de Yalta, les Soviétiques déclarent la guerre au Japon. Avec 1,5 million d’hommes, ils envahissent la Mandchourie, rebaptisée Mandchoukouo depuis sa conquête par le régime impérial en 1931, ainsi que le nord-est de la Corée et le sud de l’île de Sakhaline. En moins d’un mois, l’Armée rouge va faire prisonnier près de 600 000 soldats. Le 9, une seconde bombe atomique baptisée Fatman est larguée sur Nagasaki. Les deux nouvelles armes vont tuer entre 250 000 et 300 000 personnes, en y incluant les décès à plus long terme. Selon l’historien Werner Gruhl (2), ce chiffre vertigineux est à mettre en regard des 2,6 millions de morts pronostiqués si la guerre avait duré les six mois de plus nécessaires à la victoire. Soit dix fois le bilan nucléaire. Tous les experts ne sont cependant pas de cet avis. "Le Japon était déjà vaincu et lâcher la bombe était totalement inutile", écrivit même dans ses mémoires Dwight D. Eisenhower, ancien commandant suprême des forces alliées et ex-président américain (1953-1961).
Malgré l’effroi, "les rayons gamma ne perturbèrent pas la mystique impériale, seul élément structurant qui survivait dans cette atmosphère de fin du monde", estime l’historien Jean-Louis Margolin dans L’autre seconde guerre mondiale 1937-1945. Asie-Pacifique, de Nankin à Hiroshima (Perrin, sorti en librairie le 21 août). Car si le Japon a perdu dans le Pacifique la Nouvelle-Guinée, une partie des Moluques et de Bornéo, la quasi-totalité de la Birmanie et des Philippines, plus une portion de la Chine du Sud, il contrôle encore l’essentiel de ses conquêtes et son propre territoire, à l’exception d’Iwo Jima et d’Okinawa. Reste que la flotte impériale est l’ombre d’elle-même et que les Américains maîtrisent les airs.

Militaires japonais jusqu’auboutistes
Pourtant, aucun dirigeant japonais n’a la moindre intention de capituler. Leur seule divergence porte sur la "sortie de guerre". Les militaires jusqu’auboutistes prônent un suicide national dans l’honneur, tandis que le clan politique autour du prince et ex-Premier ministre Fumimaro Konoe penche pour la paix, si celle-ci n’entraîne pas la destitution de l’empereur, l’occupation de l’archipel et la restitution des colonies : autant de conditions inacceptables pour Washington.
Le Japon était déjà vaincu et lâcher la bombe était totalement inutile
Dwight D. Eisenhower dans ses mémoires
Face à un cabinet divisé, l’empereur donne le 10 août son accord pour cesser le combat, car "la poursuite de la guerre ne peut signifier que la destruction de la nation et la prolongation de l’effusion de sang". Le 11, la rumeur se répand que l’armée impériale a utilisé une arme mystérieuse sur San Francisco, San Diego et Los Angeles. Son origine probable : en décembre 1944, le Japon avait planifié l’Opération PX, qui visait à déployer des armes biologiques (peste, choléra, typhus) sur la côte ouest des Etats-Unis, mais elle ne fut jamais mise à exécution.
Hiroo Onoda resta caché jusqu’en 1974
Le 14, le Tennô, le "Souverain céleste", enregistre son discours, radiodiffusé le lendemain. Les Japonais entendent pour la première fois cette voix, au débit lent et monotone, diffusée par haut-parleurs. Au garde-à-vous, ils attendent qu’il exige d’eux plus de sacrifices. Lorsqu’il annonce, de façon contournée, la capitulation, "ce seul mot […] produisit un choc plus considérable que le bombardement de notre ville", note le docteur Hayicha. Quelques Japonais expriment alors une velléité de révolte guerrière, notamment sous la forme d’un putsch avorté dans la nuit du 14 au 15, dans le but d’empêcher la diffusion du discours de l’empereur. Des officiers supérieurs se font hara-kiri. De jeunes kamikazes tentent de s‘écraser sur des navires alliés. Des combats continuent à Okinawa et sur des îles isolées, comme les îles Kouriles ou des parties de la Nouvelle-Guinée. Certaines unités refusent en effet de déposer les armes, parfois pendant plusieurs semaines, voire des mois. C’est le cas par endroits aux Philippines. Un soldat japonais, Hiroo Onoda, resta même caché sur l’île de Lubang jusqu’en 1974, persuadé que la guerre n’était pas terminée.
Du côté des civils, la panique est totale, la propagande les ayant convaincus de la barbarie des Occidentaux. Mais le pays n’a pas d’autre choix que de plier. Le 28 août, la IIIe flotte américaine entre dans la baie de Tokyo. Le 2 septembre, à bord du cuirassé USS Missouri, le ministre japonais des Affaires étrangères et le chef de l’état-major de l’armée impériale signent les actes de capitulation, suivis par le général Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées. Le général Leclerc représente la France ; il va bientôt partir pour l’Indochine, où ce même jour, Hô Chi Minh a proclamé l’indépendance du Vietnam à Hanoï. La Seconde Guerre mondiale, commencée dans la région dès 1937 avec la guerre sino-japonaise, vient de s’achever. Le nombre total de morts atteint 63 millions, dont probablement 27 millions pour l’Asie-Pacifique, soit près de 40 % du total.
L’émancipation des colonies
Pour les peuples colonisés, ce 15 août, où a été diffusée l’allocution de capitulation de l’empereur, a sonné comme un jour de libération. Mais ils restent prudents, car des Japonais continuent de perpétrer des exactions contre les civils et les prisonniers de guerre. Toujours est-il que la défaite de Tokyo signe la fin du rêve panasiatique impérial, et bientôt celui du colonialisme occidental, bouleversant les rapports de forces dans la région. "Quand, en 1945, la guerre vint à finir, il n’y avait pas la moindre chance que le modèle ancien du système colonial britannique puisse se réinstaller. Les écailles étaient tombées de nos yeux et nous voyions par nous-même que les autochtones étaient en mesure de gouverner le pays", témoignera Lee Kuan Yew, futur Premier ministre de Singapour.
Le premier grand vainqueur, c’est la Chine de Tchang Kaï-chek, où était mobilisée une grande partie des forces japonaises (un million de soldats). Elle récupère tous ses territoires, y compris les concessions internationales et Taïwan, occupée depuis 1895. Pékin gagne en outre le statut de grande puissance, en devenant l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de la nouvelle ONU, succédant au Japon, seul membre non européen du Conseil de la Société des nations (SDN). La Corée recouvre son indépendance, mais pas son unité, puisqu’elle est soumise à̀ la double tutelle des Etats-Unis au Sud et de l’URSS au Nord, avant de se séparer en 1948 en deux Etats. Les îles et archipels du nord‐ouest du Pacifique passent pour les uns sous la coupe des Etats-Unis (îles Mariannes, Guam), tandis que les autres, Papouasie-Nouvelle-Guinée australienne et îles Salomon britanniques, accéderont à l’indépendance dans les années 1970.
Les Américains accordent en 1946 aux Philippins l’indépendance, en vertu d’une promesse de plus de quinze ans. Les Britanniques, échaudés, ou rendus plus lucides par la précocité du nationalisme indien, accordent en 1947 l’indépendance à l’Inde et au Pakistan, pour prix de l’engagement de plus d’un million de leurs soldats dans la guerre, puis en 1948 à la Birmanie, pour les mêmes motifs. Les indépendances de la Malaisie (1957) et de Singapour (1963) seront plus tardives, du fait de la disqualification des élites "collabos", de l’absence de dirigeants de substitution, d’une guérilla communiste et enfin de la présence de ressources (hévéas et palmiers à huile dans un cas ; un port commercial stratégique, dans l’autre) très prometteuses pour un empire britannique en décomposition.
En Indonésie, Jakarta a proclamé son indépendance le 17 août. Après un nombre limité d’opérations militaires, les Pays-Bas l’accordent assez rapidement, fin 1949. La France n’adopte pas la même attitude envers l’Indochine, où le chef du Vietminh Ho Chi Minh, on l’a vu, a déclaré l’indépendance de la République démocratique du Vietnam, fort de l’armement fourni par des militaires japonais désireux de poursuivre par procuration le combat contre l’Occident. De Gaulle a créé en juillet 1945 le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (Cefeo) chargé de reprendre le contrôle de l’Indochine. Après l’échec de la diplomatie, mais aussi du fait de divisions et maladresses, Paris va s’engager dans une guerre de huit ans, jusqu’en 1954.

Héritiers du militarisme nippon
Si le Japon n’a jamais remis en cause le modèle démocratique imposé par les vainqueurs, en revanche, fait remarquer l’historien Jean-Louis Margolin, "les semences du militarisme et de l’autoritarisme" ont irrigué presque toutes ses anciennes possessions. En Thaïlande, le maréchal Phibul Songkhram, ex-partisan de l’alliance nippone, concentre le pouvoir entre 1948 et 1964. Quant au président Sukarno, collaborateur zélé des forces d’occupation devenu procommuniste, il exerce un contrôle sans partage sur l’Indonésie de 1949 à 1965. Il est mis sur la touche par un régime militaire pro‐occidental dirigé par le général Suharto, formé par les Japonais. Non loin, aux Philippines, Manuel Roxas, ex-ministre des Finances sous l’occupation japonaise, est élu président de l’Etat indépendant de 1946 à 1948. Au Sud‐Vietnam, Ngô Dinh Diem, proche des Japonais qui lui avaient proposé le poste de Premier ministre après leur coup de force de mars 1945, s’empare dix ans plus tard de la présidence de la République du Vietnam, qu’il dirige d’une main de fer jusqu’à son assassinat en 1963.
Ce n’est pas tout. En Malaisie, les Britanniques hissent au pouvoir en 1957 une élite qui avait pourtant fait preuve de zèle dans sa collaboration. Chez le voisin singapourien, Lee Kuan Yew, ancien traducteur pour l’agence chargée de la propagande japonaise, la Domei, devient Premier ministre en 1959, pour trente ans. Trois ans plus tard, un coup d’Etat en Birmanie porte au pouvoir le général Ne Win, ancien supplétif de l’armée nippone. Enfin, c’est le général Park Chung‐hee, ex-lieutenant dans l’armée du Mandchoukouo, qui inaugure en 1962 une dictature de dix-sept ans en Corée du Sud. Dans ce tableau tout en paradoxes, le leader nord-coréen Kim Jong-un demeure aujourd’hui sans doute, par sa brutalité, l’héritier le plus emblématique de l’empereur Hirohito et du général Tôjô : un comble pour le petit-fils de Kim Il-sun, fondateur d’une dynastie qui tire sa légitimité de la guérilla menée contre l’occupant japonais.
(1) Journal d’Hiroshima, de Michihiko Hachiya, (Tallandier).
(2) Imperial Japan’s World War Two, 1931-1945 (Routledge, 2006).
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