Choyée par Donald Trump, la Russie de Vladimir Poutine n'est forte que de la faiblesse européenne
Deux abstentions. Il aura fallu coup sur coup deux abstentions récentes de Moscou au Conseil de sécurité pour illustrer symboliquement la grande faiblesse géopolitique de la Russie ; d’abord en abandonnant le partenaire algérien face au Maroc et à ses alliés sur le dossier du Sahara occidental, ensuite faute de la moindre influence proche-orientale face au plébiscite du plan Trump pour Gaza.
Déjà l’attaque de l’Ukraine avait alerté sur l’isolement ou le manque d’influence alternative de Moscou. A trois reprises, de 2022 à 2024, l’Assemblée générale des Nations unies avait condamné l’offensive russe par plus de 140 voix contre 8 et une trentaine d’abstentions. Les abstentionnistes furent entre autres puissances la Chine, l’Inde, l’Arabie saoudite ou encore le Brésil, et les "alliés" des Etats minuscules, faillis, indigents ou déjà inféodés (Biélorussie). Rien qu’au Moyen-Orient, en moins de deux ans, Moscou a subi la perte du fidèle allié syrien, l’affaiblissement du partenaire iranien, et donc le plan américain pour Gaza dans lequel la Russie n’aura aucun rôle. L’Arabie saoudite a rejoint les Brics (à la cohérence archi douteuse) ? Elle vient surtout de demander une alliance militaire intégrée et des escadrilles de F-35 à Washington !
Sur le plan technologique, aucun investissement sérieux n’a été consenti par Poutine depuis 2000, les budgets de Recherche & Développement et de formation ingénieuriale sont sacrifiés, d’où un faible nombre de brevets déposés. Conséquence directe : depuis la déchirure du tissu relationnel entre Russie et Occident liée à l’attaque de l’Ukraine, celle-ci s’inféode à l’économie chinoise. Cette tendance lourde devrait se poursuivre sous l’effet conjugué des sanctions occidentales, de l’accélération phénoménale du high-tech chinois, et surtout du désintérêt idéologique total du Kremlin pour cette dimension pourtant sans cesse plus essentielle de la puissance. Ajoutons que si la rente quasi perpétuelle de brut et gaz naturel permet à Moscou d’éviter toute banqueroute, cet atout est relativisé par les coûts d’acquisition très bas exigés par Pékin et New Delhi, et par une Opep peu disposée à consentir aux exigences russes en termes de production et donc de prix.
La Russie, forte de la relative faiblesse européenne
Sur le plan militaire, l’armée russe peut frapper durement les troupes ennemies et les infrastructures civiles et énergétiques de l’Ukraine par missiles et ses drones (importés de Corée du Nord et d’Iran pour la plupart), mais ne peut pas percer le front face à une armée moins nombreuse et moins équipée, et éviter de lourdes pertes humaines et matérielles. Chasseurs bombardiers prudemment maintenus hors du rayon d’action des missiles ukrainiens, chars médiocres, marine ridiculisée en mer Noire, revers des mercenaires de l’Africa Corps (ex Wagner) face à des va-nu-pieds djihadistes au Sahel, faible détermination des troupes et pertes abyssales dans une situation démographique générale déjà désastreuse, etc. Le moins que l’on puisse dire est que la Russie ne triomphe guère. Quant aux alliés militaires, ils se comptent sur… un doigt !
Seule la Corée du Nord, dont dix mille soldats se sont fait étriller sur le front ukrainien mais qui fournit effectivement des munitions, correspond à ce statut objectif depuis 2024. Et, contrairement à ce que certains écrivent paresseusement en galvaudant le terme, il n’existe aucune alliance militaire avec Pékin et Téhéran, seulement des rapports de fournisseurs (indociles du reste) à client. Ajoutons, fait sans précédent depuis 1945, la relégation au deuxième rang de la Russie comme exportateur d’armements, en l’espèce derrière… la France. Ce signal faible passé inaperçu traduit en réalité une situation doublement alarmante : non seulement le Kremlin ne parvient pas à imposer à des Etats déjà clients d’acheter davantage, ni à en trouver de nouveaux (dans un monde qui pourtant se réarme tous azimuts !), mais encore les entreprises russes s’avèrent technologiquement dépassées par des fabricants occidentaux, chinois, israéliens et autres. Certes, la Russie demeure bien le deuxième producteur d’armes - loin - derrière les Etats-Unis, mais l’essentiel de sa production part directement sur le destructeur front ukrainien.
Au fond, la Russie contemporaine de Vladimir Poutine est surtout forte de la relative faiblesse européenne et de la complaisance mercantiliste et idéologique de Donald Trump. Les deux n’auront peut-être qu’un temps…
Frédéric Encel, essayiste et géopolitologue, est professeur à la Paris School of Business (PSB) et maître de conférences à Sciences Po.

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