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Comment une démocratie libérale peut-elle se défendre efficacement contre des régimes autoritaires et dictatoriaux sans renier ses principes ni se compromettre ? A cette question, quasiment aussi vieille que la démocratie elle-même, le philosophe Karl Popper répondait par le "paradoxe de la tolérance" : une société ouverte doit pouvoir refuser la tolérance à ceux qui entendent l’abolir. Deux siècles plus tôt, cela se traduisait par le fameux "pas de liberté pour les ennemis de la liberté", attribué au Montagnard Louis Antoine de Saint-Just.
Alors que les populismes gagnent du terrain un peu partout dans le monde, et en Europe en particulier, ce dilemme se pose à nouveau avec force. En Pologne, le retour au pouvoir d’une coalition centriste menée par Donald Tusk, après la "parenthèse illibérale" du PiS (le parti nationaliste conservateur Droit et Justice) entre 2015 et 2023, offre un véritable laboratoire de sortie du populisme, estime Stanley Bill, professeur à Cambridge et spécialiste du pays. Pour légitimer ses politiques de "retour à la démocratie", l’actuel Premier ministre polonais a repris à son compte le concept de "démocratie militante" forgé dans les années 30 par le juriste Karl Loewenstein, selon lequel les régimes démocratiques doivent se doter de mécanismes juridiques exceptionnels pour protéger la démocratie des assauts du fascisme. Au risque, prévient Stanley Bill, co-auteur avec Ben Stanley de Good Change : The Rise and Fall of Poland’s Illiberal Revolution (Stanford University Press, 2025), de flirter avec l’illégalité et reproduire, sous une autre forme, les dérives que Donald Tusk entendait justement combattre. Entretien.
L’Express : Après un premier passage au pouvoir de 2005 à 2007, le PiS a de nouveau gouverné la Pologne de 2015 et 2023. Que retenez-vous de ces huit années ?
Stanley Bill : D’abord, contrairement à ce qu’on entend ici et là, le PiS n’est pas un parti d’extrême droite à proprement parler, du moins pas dans le contexte polonais, même si certaines de ses positions recoupent celles de l’extrême droite. Certains spécialistes le décrivent comme un parti de droite radicale, d’autres comme national-conservateur, national-populiste, populiste conservateur…
Selon moi, ce qui le caractérise, c’est cette combinaison de positionnements de gauche et de droite. Sur les questions culturelles et sociétales, le parti se situe sans aucun doute à droite et adopte des positions nativistes, conservatrices, traditionalistes et antiprogressistes. Il se présente comme le défenseur des valeurs catholiques, et se montre très actif dans la guerre culturelle contre le progressisme (droit à l’avortement, droits LGBT +, immigration, etc.). Mais sur les questions économiques, le PiS embrasse partiellement des positions de gauche, et son programme est l’un des plus redistributifs de l’échiquier politique polonais.
D’ailleurs, ces politiques sociales lui ont permis de renforcer sa majorité en remportant les élections de 2019 : abaissement de l’âge de la retraite, instauration d’un programme généreux d’allocations pour enfants, qui a contribué à réduire la pauvreté infantile et à faire reculer les indicateurs de mesures de l’inégalité… Le PiS a également augmenté les revenus disponibles des habitants des régions les moins favorisées, ce qui a amélioré leurs conditions de vie. Beaucoup de Polonais y ont vu une forme de reconnaissance, et ont eu l’impression d’enfin bénéficier de la transition post-1989 et du "miracle économique polonais" dont ils s’étaient sentis exclus. Le PiS a, au passage, bénéficié d’une conjoncture économique particulièrement favorable. Depuis 1989, l’économie polonaise croît presque sans interruption, et plus encore depuis l’adhésion à l’Union européenne en 2004. La période 2016-2020 a été perçue par les Polonais comme l’un des plus forts moments de croissance du pays. Dans le même temps, le parti s’adresse à de larges segments de la société, attachés à des valeurs conservatrices, traditionalistes, et très religieux, souvent inquiets des évolutions culturelles et, en particulier, de l’immigration. Enfin, certains électeurs du PiS souhaitaient explicitement voir le parti s’attaquer aux élites institutionnelles de Varsovie.
On a très largement sous-estimé les difficultés de gouverner dans un contexte post-illibéral.
En 2023, beaucoup de commentateurs ont vu dans la victoire de Donald Tusk et de sa coalition le "retour à l’Europe" de la Pologne et la "restauration" de sa démocratie libérale. Pourtant, écrivez-vous, le "moment illibéral" de la Pologne n’est pas terminé. Pourquoi ?
On a très largement sous-estimé les difficultés de gouverner dans un contexte post-illibéral. D’abord, les dommages institutionnels causés par cette parenthèse illibérale sont très difficiles à réparer sans recourir aux mêmes méthodes de gouvernement que le PiS - une forme de "décisionnisme" - et qui bien souvent flirtent avec les limites de la légalité. Par exemple, l’appareil institutionnel est dominé par des personnes nommées par le PiS qui peuvent aisément bloquer l’action gouvernementale. Donc le nouveau gouvernement, pour contourner ce problème, s’est résolu à prendre des mesures fortes pour écarter ces personnes, quitte à employer des méthodes discutables, et d'une certaine manière comparables à celles utilisées par le PiS. Une autre difficulté tient spécifiquement aux institutions du pays et au contexte politique : le nouveau gouvernement a dû faire face, en arrivant au pouvoir, à une sorte de "cohabitation" avec un président affilié au PiS, qui dispose de droit de veto sur les lois. Et cette situation s’est maintenue après l’élection présidentielle de cette année, car Karol Nawrocki, un candidat proche du PiS, a remporté l’élection.
À côté de ces difficultés "externes", le gouvernement doit également faire face à des défis "internes", comme la très grande diversité des partis qui composent sa coalition et qui vont de la gauche au centre droit. Ces partis ont parfois des priorités et des positions très différentes, sur des sujets pourtant essentiels pour les électeurs. Cette diversité, qui a pourtant permis à la coalition de déloger le PiS du pouvoir, rend très difficile – voire impossible – l’élaboration de propositions politiques consensuelles pour l’ensemble de ses membres. La question du droit à l’avortement, qui a été un enjeu majeur de l’élection de 2023, est un bon exemple. Le PiS avait utilisé un Tribunal constitutionnel sous son contrôle afin de restreindre davantage ce droit, pourtant déjà très limité en Pologne, revenant pratiquement à l’interdire dans les faits. Or, depuis son arrivée au pouvoir, le nouveau gouvernement n’a réalisé aucun progrès à ce sujet, et rien n’a changé sur le plan juridique. La gauche de la coalition défend un assouplissement permettant l’accès à l’avortement jusqu’à la fin du premier trimestre – ce serait inédit en Pologne depuis les années 1990 -, alors que les plus conservateurs voudraient organiser un référendum national, ou simplement revenir au statu quo antérieur, c’est-à-dire un régime très restrictif au regard des standards européens.
Pour toutes ces raisons, le triomphalisme de certains était un peu précipité. Bien sûr, 2023 est un moment majeur de la vie démocratique polonaise, que peu anticipaient six mois plus tôt. Mais il faut relativiser l’optimisme qui a suivi, et qui a clairement surestimé la facilité avec laquelle il serait possible de réparer les dégâts laissés par le PiS. On ne sort pas facilement d’une parenthèse illibérale.
Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Tusk a reçu de fortes pressions pour rapidement réformer et restaurer la démocratie libérale. Une demande irréaliste, expliquez-vous. Pourquoi ?
Parce que le gouvernement a fait face à ce que nous appelons, avec Ben Stanley, un "trilemme post-illibéral" : agir rapidement, efficacement, et en toute légalité, dans l’objectif de restaurer les principes de la démocratie libérale. Or, dans la pratique, il était impossible de satisfaire simultanément ces trois exigences. On peut agir vite et efficacement, mais au prix de méthodes que certains juristes et tribunaux ont jugées illégales. C’est notamment ce qui s’est passé lorsque le nouveau gouvernement a voulu s’attaquer aux médias publics, que le PiS avait transformés en machine de propagande, en exploitant des failles juridiques discutables - si ce n'est pire - pour installer des personnes choisies par lui et ainsi écarter les titulaires nommés par le PiS. Depuis la réorganisation des conseils d’administration des médias publics, ceux-ci produisent désormais des contenus très orientés en faveur du nouveau pouvoir. Ce n’est pas aussi radical que la propagande du PiS, et cela vise un public différent, mais les analyses indépendantes montrent une forte partialité dans l’angle de traitement, des invités surreprésentant les partis au pouvoir, etc. Dans ce cas, le gouvernement a agi vite, mais sans respecter la légalité, et avec une efficacité contestable, puisqu’il n’a pas réussi à rétablir un service public neutre, fondé uniquement sur les faits.
Inversement, agir efficacement et légalement aurait exigé d’avancer lentement, en attendant la fin des mandats des membres des conseils d’administration des médias publics, puis procéder à des nominations dans les formes prévues. Ce qui aurait impliqué de maintenir pendant longtemps un diffuseur public entièrement contrôlé par le PiS, avec le risque de créer de la frustration chez les électeurs du nouveau gouvernement, qui peuvent avoir le sentiment qu’il n’agit pas et qu’il ne tient pas ses promesses électorales. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé sur d'autres sujets : les électeurs sont déçus du manque de progrès sur l’avortement, ou sur la question éminemment complexe de la réforme des tribunaux. C’est l’une des grilles de lecture des mauvais résultats de son candidat à la dernière présidentielle.
N’assiste-t-on pas, en Pologne, au retour d’un vieux débat de philosophie politique : faut-il privilégier la "souveraineté populaire", même au prix de l’État de droit, ou défendre une démocratie constitutionnelle qui limite le pouvoir - et les éventuels excès - de la majorité ? Et la première conception n’est-elle pas en train de s’imposer en Pologne ?
On peut effectivement se demander si la Pologne n’est pas en train d’évoluer vers une forme de démocratie majoritaire, où le maintien des institutions impartiales - dont le rôle est de limiter le pouvoir, de protéger les minorités, et d’encadrer l’action de l’exécutif – serait moins important que l’idée selon laquelle les vainqueurs d’une élection, parce qu’ils incarnent la volonté populaire du moment, devraient bénéficier d’un pouvoir presque sans limite pour appliquer leur programme. C’est cette conception de la démocratie majoritaire que le PiS incarne, et certains électeurs polonais la partagent. Et qui, étrangement, semble également à l’œuvre avec le nouveau pouvoir libéral.
Dans ce cadre, Donald Tusk et sa coalition sont censés représenter le modèle constitutionnel de la limitation du pouvoir et de la protection des minorités. Or, ils mobilisent le concept de "démocratie militante", auquel Tusk fait explicitement référence. Ce terme est un moyen de légitimer les méthodes employées que je vous décrivais. Pour Donald Tusk, le PiS a détruit l’État de droit, les institutions sont en ruines, et il faut, pour réparer tous ces dommages, agir efficacement en assouplissant, si besoin, le respect strict de la loi.
Le problème, c’est de savoir qui décide quand il est acceptable de contourner une règle ? Selon quels critères ? On ouvre une boîte de Pandore, car ce type de logique revient à instituer une forme "d’État d’exception" que n’importe qui peut invoquer pour justifier tout et n’importe quoi. Surtout, on peut se demander si cela ne reproduit pas, dans une certaine mesure, la même méthode du PiS, pour qui la démocratie polonaise avait été capturée par les forces "libérales de gauche", décrites comme un "monopouvoir" par Jarosław Kaczyński, député et président du PiS. Avec cette grille de lecture, il était justifié de tordre certaines règles démocratiques pour s’attaquer au monopole des élites de gauche sur les institutions. En quelque sorte, ne pas respecter les règles de la démocratie au nom même du rétablissement de la "véritable" démocratie. On observe des raisonnements analogues sous le gouvernement Tusk, même si ça n’est pas une symétrie parfaite.

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